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Les diffuseurs de l'apocalypse: une lecture de D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie

  • Martha Bernardo
  • 18 juin 2020
  • 32 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 août 2020

Résumé: Notre objectif est de penser la question de la mort de la philosophie et de la critique du finalisme dans le livre D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie de Derrida. Nous développerons la critique formulé par lui envers Kant et les mystagogues, en présentant les perspectives politiques et morales qui traversent ces deux discours qui s’opposent. Je propose un parcours qui passe par cinq points: le premier est la «neutralité du ton». I l s’agit de voir comment s’articulent, dans la querelle entre Kant et les mystagogues, la norme ou le ton du discours philosophique et son rapport avec la différence tonale. Puis dans «le philosophe et son autre», il s’agit de montrer le lien entre le discours de Kant, prêt à défendre le bon ton et la neutralité du discours philosophique, et l’exigence politique qui le motive. Dans «La critique du finalisme et ses limites» nous explorerons le caractère transcendantal de tout discours. Notre objectif avec ce cheminement est aussi de suivre le développement des questions présentes dans Les fins de l’homme. Nous rappelons que ce texte – D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1981) – a été énoncé dans un colloque dédié au texte Les fins de l’homme (1968). Au long de ce colloque, on voit apparaître un ensemble de questionnements, de problèmes qui renvoient au texte des années soixante. Il serait naturel, donc, que Derrida reprenne dans le texte de 1981 des questions laissées en suspens avant, et qu’il essaie de présenter une nouvelle réponse aux objections qui ont suivi la publication de Les fins de l’homme. Mots-clés: Derrida; apocalyptique; finalisme; Kant; religion.

Introduction
À l’instant où le nom de philosophie perd sa signification ou sa référence originelle, ce nom dès lors vide ou usurpé, ce pseudonyme ou ce cryptonyme, qui est d’abord un homonyme, les mystagogues, s’en emparent. (DERRIDA, 2005; p.24)

	D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie (1981) développe la querelle entre Kant et les mystagogues à propos de l’usage de la raison -  de son approximation et de son éloignement du mythe et de la poésie – et de la fin de la philosophie. Les mystagogues soutiennent un discours apocalyptique, un discours de la fin de l’homme et de la philosophie1. La mystagogie est l’initiation aux mystères de la religion, de la magie, de l’occultisme.  Le mystagogue est le prêtre qui initiait aux mystères sacrés. L’époque des mystagogues est une époque de décadence qui s’abat sur la philosophie, c’est-à-dire, la perte du sens original, où la philosophie serait égale à elle-même, à son essence et à ses fins. Le bouleversement de son sens premier a détourné la circonscription de la philosophie et de sa tâche. Elle devient le «pseudonyme» ou le «cryptonyme» d’autres entreprises, comme celles de mystagogues. Ils s’approprient, ils se nourrissent des idées philosophiques, des auteurs comme Platon et Aristote, mais pour les utiliser à des fins étrangères à sa propre philosophie. Kant écrit D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie contre les mystagogues. Ils sont considérés par lui comme la fin, la «mort de la philosophie». Que dire de l’émergence du ton apocalyptique, du discours sur la fin, dans le texte philosophique de Kant et hors de ce texte, parmi les mystagogues?
 	Nous verrons que Derrida s’approche de l’idée d’un devoir impératif, héritier des Lumières, qui consiste: 1) dans une critique de la rationalité (kantienne) comprise par Derrida comme le combat de l’ethno et du phalogocentrisme; 2) dans sa défense, face aux dangers de l’obscurantisme dans la politique, ou de sa fusion avec la religion. Même s’il n’existe pas de rationalité complétement purifiée de la poésie et du mythe et malgré le fait qu’ils se mélangent entre eux, la raison est indissociable du questionnement, qui ne se soumet pas aux totalitarismes (ainsi, même si la déconstruction est une critique au logocentrisme, il y aurait une certaine singularité de la raison qu’il faudrait défendre devant l’obscurantisme). L’accusation de Kant envers les mystagogues est causée par la peur face à la mort de la philosophie et par la défense des valeurs républicaines - comme l’égalité et la justice - contre l’autorité et l’achèvement de la philosophie disséminés par les mystagogues.
	Finalement, loin des mystagogues et de Kant, la fin de la philosophie (ses morts continues) a aussi le sens d’une transfiguration. Derrida rappelle que Nietzsche, Hegel, Marx ont proposé des philosophies eschatologiques comme aimantation de l’avenir. Derrida lui-même parle de la fin du phalologcentrisme. Peut-on échapper aux règnes des fins? La réponse de Derrida est que non parce qu’il y a toujours une limite dans la critique du finalisme, parce qu’il est une condition transcendantale de tout discours  - questions qui nous détaillerons maintenant.
	
1. La neutralité du ton
Le rêve ou l’idéal du discours philosophique, de l’allocution philosophique et de l’écrit qui est censé la représenter, n’est-ce pas de rendre la différence tonale inaudible, et avec elle tout un désir, un affect ou une scène qui travaillent le concept de contrebande? La neutralité ou du moins la sérénité imperturbable qui doit accompagner le rapport au vrai et à l’universel, le discours philosophique doit les garantir aussi par ce qu’on appelle la neutralité du ton. (DERRIDA, 2005; p.18)

	Le rêve ou le désir de l’allocution philosophique est de représenter, domestiquer et intérioriser les marges qui lui échappent. L’épreuve de ce désir est que le discours philosophique se veut et se voit comme imperturbable. Il doit garantir, par une série d’artifices, la supposée neutralité, toujours guidée par des valeurs. Derrida ne fait pas semblant d’employer un ton neutre. Au contraire, il soutient que son intention est de parodier2 le texte kantien.
J’ai choisi de vous parler plutôt d’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Sans doute ai-je voulu ainsi mimer selon la citation mais aussi transformer en genre, et puis parodier, déporter, déformer le titre bien connu de Kant, Von einem neuerdings erhobenen Vornehmen Ton in der Philosophie (1796). Traduction consacrée : D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie (...). Qu’arrive-t-il à un titre quand on lui fait subir ce traitement ? Quand il commence ainsi  à ressembler à la catégorie d’un genre, ici d’un genre qui revient à railler ceux qui se donnent en genre ? (DERRIDA, 2005 ; p.17)

 	 La parodie est une «imitation burlesque (d’une œuvre sérieuse)», «contrefaçon ridicule», «caricature», «travestissement», selon le dictionnaire Le petit Robert. Différent du mouvement apocalyptique basé, selon la traduction de Chouraqui (DERRIDA, 2005; p.9), sur  le dévoilement, la découverte, Derrida s’approche du travestissement.
	Une autre question qui traverse le texte est celle de la présence d’éléments non-philosophiques dans le texte philosophique. Derrida ne considère pas que le «ton» soit un critère philosophique et questionne son adoption par Kant. Cela serait une contradiction chez Kant, car pour lui la philosophie doit être pure.  Pour Derrida, les éléments non-philosophique font partie du texte philosophique. Pour Kant, au contraire, la promesse de neutralité équivaut à une vigilance constante et à l’expulsion des éléments non-philosophiques:  «Et si on nous a fait la promesse, ne s’engagerait-on pas à relever tous les traits qui dans un corpus ne sont pas encore ou ne sont plus philosophiques, tous les écarts regrettables par rapport à la norme tonale de l’allocution philosophique?» (DERRIDA, 2005; p.19).
	Mais, s’il n’existe pas de neutralité, le discours kantien assume lui-même un ton. Quel est donc le ton de Kant quand il parle du bon ton?   
	La question du ton se déguise dans celle de l’apocalypse. Si l’apocalypse est le dévoilement - signification qui suivit, de près, l’étymologie du mot «apocalypse» - , le ton est quelque chose qui reste voilé dans un texte philosophique, parce qu’il est une qualité de la voix ou une certaine manière d’écrire. Un ton n’est pas pur. Il s’oppose ainsi à la pureté du logos, à la voix ordonnatrice et classificatrice de la raison. Cela explique la difficulté initiale d’aborder le thème du ton chez Kant : le ton n’est pas, d’abord, un critère philosophique, comme nous l’avons suggéré, car il ne concerne pas l’objet, le contenu ou le style, écrit Derrida, sinon comment isoler un ton, comment marquer un ton, un changement ou une rupture de ton ? Comment reconnaître une différence tonale dans le même corpus ? Cette difficulté est une difficulté initiale, car il devient clair que le propos de Kant n’est pas d’«analyser le phénomène pur d’une tonalité» (DERRIDA, 2005, p.19). Nous verrons que la critique kantienne cache des valeurs proprement politiques. Selon Derrida,
Il [Kant] analyse moins un ton en philosophie qu’il ne dénonce une manière  de se donner des airs; or c’est une manière ou un maniérisme qui précisément ne lui paraît pas de très bon ton en philosophie, et qui marque donc déjà un écart par rapport à la norme du discours philosophique. Plus gravement, il s’en prend à un ton qui annonce quelque chose comme  la mort de la philosophie. (DERRIDA, 2005; p.19).

	Les mystagogues sont l’exemple de ce qui fuit à la norme du discours philosophique, d’où l’intérêt de Kant par eux. Pour lui, cet écart du «bon ton» ressemble à la mort de la philosophie. C’est la mort par la religion3, par le mouvement mystique des mystagogues et sa proximité de la révélation. L’illumination promet un «substitut ou supplément, un surrogat de l’objet connaissable» (DERRIDA, 2005; p.20). À partir de cette remarque, nous sommes donc conduits à penser le ton apocalyptique comme supplément, une puissance du dehors, de l’extérieur, sous-jacente au discours philosophique. Le supplément garde une affinité avec le paradoxe: il se surajoute, parfois se substitue, mais reste étranger, différent de celui qu’il remplace, le cas où. Pour Kant, au contraire, le supplément annonce quelque chose qui vise à surmonter la philosophie, une vision et une illumination mystique.  
	La différence tonale est donc expulsée du champ philosophique par Kant. Le «bon ton» est celui qui suit les normes du discours philosophique, réglé par la raison. Pour Derrida, au contraire, la différence tonale porte des singularités (des affects, des contrebandes4, des désirs, d’autres scènes) qui ne sont pas seulement importantes pour le discours philosophique, mais qui en sont indissociables. L’exemple pour cette dernière affirmation est Kant lui-même. Son discours prétendument neutre sur le ton correct à adopter en philosophie est marqué par un ton satirique. L’écriture satirique, critique en se moquant de ce qu’elle prend pour objet, pour produire une réaction de refus ou de rejet chez les lecteurs. Comme nous allons le voir maintenant, les motivations de Kant sont politiques.

2. Le philosophe et son autre

	Pour Derrida, la détermination du bon ton chez Kant obéit à une «critique sociale » avec des critères «proprement politiques» - elle ne vise pas à l’esthétique ou à la musique comme le suggèrent les significations du mot «ton».  
D’ailleurs le ton lui-même, qu’est-ce que c’est? Est-ce autre chose qu’une distinction, une différence tonale qui ne renvoie plus que par figure à un code social, à des mœurs de groupe ou de caste, à des conduites de classe, par un grand nombre de relais qui n’ont plus rien à faire avec la hauteur de la voix ou du timbre? (DERRIDA, 2005; p.20)

	Selon Derrida, la question du ton, de la différence tonale, se convertit chez Kant, dans un critère de valorisation sociale lié à des groupes, castes, classes et à leurs mœurs5.
Le fait est loin d’être insignifiant, la première fois qu’un philosophe en vient à parler du ton d’autres soit-disant philosophes, quand il vient à inaugurer ce thème et le nomme dans son titre même, c’est pour s’effrayer et s’indigner devant la mort de la philosophie. Il fait passer en jugement ceux qui, par le ton qu’ils prennent et l’air qu’ils se donnent au moment de dire certaines choses, mettent la philosophie en danger de mort et annoncent à la philosophie ou aux philosophes l’imminence de leur fin. (DERRIDA; 2005, p.21)
	
	Kant inaugure la thématique du ton comme critère de jugement en philosophie. Il ne vient pas pour produire une ouverture dans la norme tonale, mais pour condamner ceux qui s’écartent du bon ton.  Ces dérives ne sont pas conçues comme des figures de l’autre par rapport à la norme, un synonyme de la diversité de la pensée et de ses formes d’apparition. En agissant en dehors de la raison, de sa supposée neutralité, les mystagogues doivent, selon Kant, être motivés par la recherche de quelques bénéfices. Derrida se demande «en vue de quels intérêts, à quelles fins, veulent-ils en venir avec ces proclamations échauffées sur la fin à venir ou la fin déjà accomplie?» (DERRIDA, 2005, p.22)
Ils veulent attirer, séduire, conduire vers le mystère et par le mystère. Mystagogein, c’est bien cela: conduire, initier au mystère, c’est la fonction du mystagogue ou du prêtre initiateur. Cette fonction agogique de conducteur d’hommes, de duce, de Führer, de leader le place au-dessus de la foule qu’il manipule par l’intermédiaire d’un petit nombre d’adeptes rassemblés dans une secte au langage crypté, une bande, une clique ou un petit parti avec ses pratiques ritualisées. (DERRIDA; 2005, p.27)

	La critique de Kant contre les mystagogues est celle de la mystification, du remplacement de la raison par le mystère. Les mystagogues s’approchent, dans la production de la mystification des masses, des grands leaders nazis ou fascistes6.  À travers la mystification, ce type manipule la multitude, soustrait par l’absence de concept la capacité organisatrice et ordonnatrice de la raison. Ils créent, avec l’introduction du mystère, une hiérarchie hors norme, où ils se placent au-dessus des hommes, en dévalorisant leur instrument commun de jugement, la raison. Ils ont des comportements de caste, avec des petits groupes organisés autour d’eux, avec leur langue codifiée et leurs rituels.
	Cette description faite par Derrida des mystagogues à partir de la lecture de Kant a tous les aspects d’une critique sociale. Les mystagogues sont dangereux pour le bon fonctionnement de la vie politique,  ils mettent en danger un de ses principes fondamentaux: la république7, basée sur l’égalité. L’usage du ton et le détournement du sens faits par les mystagogues assument maintenant une connotation esthétique et politique.
Le ton grand seigneur s’autorise d’un salto mortale, c’est aussi l’expression de Kant, un saut des concepts à l’impensable ou à l’irreprésentable. Une anticipation obscure du secret mystérieux venu de l’au-delà. Ce saut vers l’imminence d’une vision sans concept, cette impatience tournée vers le secret le plus crypté libère une surabondance poético-métaphorique. (DERRIDA, 1989 ; p.34)
	
	Pour Kant, on n’a pas d’accès à la réalité nouménale, au réel en soi, mais seulement à ses apparitions dans la forme de la réalité phénoménale, que nous connaissons à travers l’élaboration de concepts. Les mystagogues produisent un saut mortel, parce qu’ils abandonnent le terrain de la raison la remplaçant par la poésie et le mythe. Ils veulent atteindre la réalité nouménale et pour cela ils se débarrassent des critères rigoureux d’une «vraie» recherche pour se lancer dans une dérive mytho-poétique.  

Et là nous approchons le problème plus aigu du ton. Kant ne s’en prend pas aux vrais aristocrates, aux personnes vraiment «vornehme», à la distinction authentique, seulement à ceux qui se donnent ou se prennent pour des êtres distingués, au grand air de ces prétentieux qui élèvent la voix, à ceux qui haussent le ton en philosophie. Kant n’incrimine pas la hauteur du ton grand-seigneur quand elle est juste, naturelle, légitime. Il vise la hausse du ton quand un parvenu s’y autorise en se donnant des airs et en arborant des signes usurpés d’appartenance sociale. La satire vise donc la mimique et non le ton lui-même. Car un ton peut être mimé, feint, maquillé. J’irai jusqu’à dire synthétisé.  (DERRIDA, 2005; p.29)

	La préoccupation et la sortie de Kant est donc d’assurer le sens originaire contre tout accident (DERRIDA, 2005, p.25). L’accident est l’espace ouvert par une série de tons qui échappent à la norme. La synthèse est le moment, dans la philosophie kantienne, où le divers est  lié pour en faire une connaissance. «J'entends par synthèse, dans le sens le plus général de ce mot, l'acte d'ajouter l'une à l'autre diverses représentations et d'en comprendre la diversité dans une connaissance»8.  La recherche de Kant reste problématique pour Derrida parce qu’elle vise à faire la synthèse philosophique de ce qui dépasse la philosophie, de son autre. Elle prend l’autre à partir de ces propres critères déjà établis. C’est pour ça qu’elle peut juger la raison comme supérieure au mythe et à la poésie.

Quant à ceux qui jouent au ton grand seigneur, «leur crime est proprement politique, il relève d’une sorte de police» (DERRIDA; 2005; p.31). Leur crime politique: usurper le ton grand seigneur de sa «place légitime» (Derrida souligne ce ton aristocratique que traverse le discours de Kant). Les mystagogues sont des agitateurs conservateurs qui empêchent le progrès de la raison, son développement. Contre eux, Kant défende une sorte de police chargée de reconduire aux frontières et qui devra agir dans le plan symbolique pour réprimer les soi-disant philosophes et ceux qui les entourent:

Plus loin Kant parlera de la «police au royaume des sciences (die Polizei im Reich der Wissenschaften). Elle devra veiller à réprimer – symboliquement – non seulement les individus qui se confèrent indûment le titre de philosophe, s’emparent et se parent du ton grand-seigneur en philosophie mais ceux qui s’attroupent autour d’eux; car cette morgue avec laquelle on s’installe sur les cimes de la métaphysique, cette arrogance bavarde est contagieuse, elle donne lieu à des agrégations, des congrégations et des chapelles» (DERRIDA, 2005; p.30)

	Face à la croissance de l’obscurantisme, la communauté philosophique, scientifique, académique se détourne de sa tâche première (la connaissance) pour défendre (politiquement) l’existence de leur champs de savoir9 . On sait, pourtant, que l’université peut aussi être, pour Derrida, un lieu de manutention de privilèges et de formes de connaissances. C’est pour cela que la position de Derrida face a cette proposition de Kant n’est pas simples. D’un côté, il s’agit de contenirh l'expansion des mystagogues, sans perdre la nouveauté qu’ils introduisent (comme l’esthétisation du discours). D’autre côté, il s’agit de parodier ce que Derrida appellera la «police du savoir» inaugurée par Kant, mais sans décréter son abolition, voire, en affirmant ironiquement sa pertinence.
	Le geste de Derrida obéit à la stratégie de la déconstruction, énoncée dans Les fins de l’homme. Il s’agit de ne pas faire une opposition frontale, mais de suivre une ligne oblique. Cette obliquité se présente dans la dépolarisation de la discussion, dans les nuances qui traversent l’argumentation kantienne, dans ses choix et perspectives. Derrida montre aussi la puissance du dehors dans le texte de Kant.

Les mystagogues de la modernité, selon Kant, ne nous disent pas simplement qu’ils voient, touchent ou sentent. Ils pressentent, ils anticipent, ils approchent, ils flairent, ce sont les hommes de l’imminence et de la trace (DERRIDA ; 2005, p.43)

	Les mystagogues ont appris la leçon de Socrate: ils se sont émancipés de l’écriture. Partout, ils laissent des traces qui échappent au texte écrit, ils parlent au peuple, il recourent à des images, à des modulations de la voix, aux visions; ils abusent de la métaphore, des expressions figurées (bildlichen Ausdrücken) pour nous sensibiliser, pour nous rendre présensibles à ce pressentiment». (DERRIDA, 2005; p.44)
(...) ils remplacent les évidences et les preuves par des «analogies», des «vraisemblances» (Analogiien, Wahrscheinlichkeiten); ce sont leurs mots, Kant les cite et nous prend à témoin: vous voyez bien, ce ne sont pas des vrais philosophes ils recourent à des schèmes poétiques. Tout ça, c’est de la littérature. Nous connaissons bien cette scène aujourd’hui et c’est, entre autres choses, sur cette répétition que je voulais attirer votre attention. Non pas pour prendre parti, je m’en garderai bien, entre la métaphore et le concept, la mystagogie littéraire et la vraie philosophie, mais d’abord pour reconnaître la vieille solidarité de ces antagonistes ou protagonistes. (DERRIDA; 2005, p.45)

	Derrida rappelle que la querelle entre Kant et les mystagogues a été choisie visant un problème actuel et non par curiosité historique. Ce problème, qu’est-ce que la philosophie – la détermination de son sens et de ses fins par rapport à son autre –  traverse la réception de la philosophie française – qui a mis en question une série de ces significations –  particulièrement de l’œuvre de Derrida qui a été reçue, sous plusieurs modes, comme de la littérature.
	Ce passage rappelle aussi le contexte de l’écriture de Les fins de l’homme. La difficulté de déterminer un champ purement philosophique, d’en définir le dedans et le dehors et tracer précisément la séparation.
	
3. La critique du finalisme et ses limites

Et je repartirai maintenant de ce fait que depuis lors, compte tenu de multiples et profondes différences, voire de mutations, l’Occident a été dominé par un puissant programme qui était aussi un contrat intransgressible entre des discours de la fin. Les thèmes de la fin de l’histoire et de la mort de la philosophie n’en figurent que les formes les plus compréhensives, massives et rassemblées. Il y a certes des différences évidentes entre l’eschatologie hégélienne, cette eschatologie marxiste qu’on a voulu trop vite oublier en France ces dernières années (et ce fut peut-être une autre  eschatologie du marxisme, son eschatologie et son glas), l’eschatologie nietzschéenne (entre le dernier homme, l’homme supérieur et le surhomme) et tant d’autres variétés plus récentes. Mais est-ce que ces différences ne se mesurent pas comme des écarts par rapport à la tonalité fondamentale de cette Stimmung audible à travers tant de variations thématiques? Est-ce que tous les différends n’ont pas pris la forme d’une surenchère dans l’éloquence eschatologique, chaque nouveau venu, plus lucide que l’autre, plus vigilant et plus prodigue aussi venant en rajouter: je vous le dis en vérité, ce n’est pas seulement la fin de ceci mais aussi et d’abord de cela, la fin de l’histoire, la fin de la lutte de classes, la fin de la philosophie, la mort de Dieu, la fin des religions, la fin du christianisme et de la morale (ça, ce fut la naïveté la plus grave), la fin du sujet, la fin de l’homme, la fin de l’Occident, la fin d’Oedipe, la fin de la terre, Apocalypse now, je vous dis dans le cataclysme, le feu, le sang, le séisme fondamental, le napalm qui descend du ciel par hélicoptères, comme les prostituées, et aussi la fin de la littérature, la fin de la peinture, l’art comme chose du passé, la fin de la psychanalyse, la fin de l’université, la fin du phallocentrisme et du phalologocentrisme, que sais-je encore? (DERRIDA; 2005, p.57-59)

	La philosophie de Derrida questionne et combat le finalisme, malgré sa reconnaissance de l’existence de limites de cette critique. Qu’est-ce que le finalisme? C’est la doctrine qui croit à la finalité comme explication de l’univers, qui se tourne vers l’investigation des multiples finalités. Téléologies, téléologismes. C’est elle qui annonce les fins et la fin des fins, l’apocalypse, comme chez Kant ou chez les mystagogues. La fin est une «limite dans le temps», le «moment, instant auquel s’arrête une période, une action», «terme», «clôture», «consommation»; la fin est «l’arrêt, cessation de l’existence d’un phénomène, d’un sentiment», «disparition», «apocalypse»10. Mais la fin est aussi «but ou terme, intention», «chose qu’on veut réaliser, à laquelle on tend volontairement», «objectif», «visée», «destination, finalité, tendance»11. Derrida questionne la relation entre la fin, comme point final ou point d’arrêt, et la fin, la subjectivité qu’engendre le discours sur l’apocalypse12.  
	Au long de l’histoire, ces finalités ont changé selon des critères divers. Mais la ligne commune de toutes les traditions philosophiques de l’Occident, est, pour Derrida, la manutention du finalisme, comme on le voit dans ce passage. L’eschatologie traverse le discours hégélien, avec le mouvement éternel de réappropriation de l’essence de l’homme par l’Esprit; le discours marxiste défend la fin de l’histoire avec l’apparition du communisme et de l’homme communiste; l’eschatologie nietzschéenne, avec le dépassement et la fin de l’homme par le surhomme. Mais les stratégies eschatologiques de chacune de ces philosophies sont différentes. Derrida souligne que cette stratégie ne peut pas être réduite à un seul sens et qu’elle est multiple.  
	L’explosion des discours sur la fin listée par Derrida ouvre à l’actualité de la question et de sa présence dans le débat contemporain. Aujourd’hui, comment ne pas penser dans le finalisme de l’anthropocène, des radicalismes religieux ou de l’industrie cinématographique de films distopiques, où la fin de l’homme (voire de la vie) arrive sans aucun avenir, unité condamnée à sa propre disparition?
	Mais le questionnement du finalisme met toujours en scène les intentions de celui qui parle. Derrida s’interroge sur sa propre philosophie, orientée en direction de la fin du phalologocentrisme, et sur son propre savoir, face aux exigences de la critique, mobilisé par lui.
	Une des caractéristiques du ton apocalyptique est la qualité de sa destination. Les envois, la destination sont un thème cher à la théorie de l’écriture de Derrida. Selon cette hypothèse, le texte devient sable, il s’éloigne de son émetteur, de la certitude du sens et de la vérité. À la date où a été écrit le texte, les événements qui l’entourent sont oubliés. Il n’a pas une trajectoire propre et sa langue, sa syntaxe lui échappent. Ainsi, dans sa structure même, le texte manque à sa destination. C’est le destin du texte, sa destinerrance. Le genre apocalyptique emmène la destinerrance du texte à ses dernières conséquences.

One ne sait pas (car ce n’est plus de l’ordre du savoir) à qui revient l’envoi apocalyptique, il saute d’un lieu d’émission à l’autre (et un lieu est toujours déterminé à partir de l’émission présumée), il va d’une destination, d’un nom et d’un ton à l’autre, il renvoie toujours au nom et au ton de l’autre qui est là mais comme ayant été là et devant encore à venir, n’étant plus ou pas encore là et devant encore venir, n’étant plus ou pas encore là dans le présent du récit. (DERRIDA, 2005; p.76)

	Derrida cite l’exemple du «Viens» dans l’Apocalypse de Jean13. Le «Viens» est émis par une voix non humaine, transmise par Jean, qui raconte ce qu’il a entendu. Dans la mesure où on inclut le lecteur comme partie de la narration, ce «Viens» gagne un sens ouvert et un destinataire incertain: il n’a pas comme seul destinataire Jean et les sept églises. Pour Derrida, quand on ne sait plus qui parle dans un récit ou à qui il se destine, le texte devient apocalyptique. Sans origine, ni fin certaines, le ton apocalyptique s’approche du texte quand il a perdu son caractère univoque14. Un texte est toujours une opération tendue de négociation, toujours traversé par des lignes de forces divergentes, dont la rédaction est l’histoire d’abandons, restrictions, surprises.
Si de façon très insuffisante et à peine préliminaire, j’attire votre attention sur l’envoi  narratif, l’entrelacement des voix et des envois dans l’écriture dictée ou adressée, c’est que dans l’hypothèse ou le programme d’une démystification intraitable du ton apocalyptique, dans le style des Lumières ou d’une Aufklärung du XXeme siècle, et si on voulait démasquer les ruses, pièges, roueries, séductions, machines de guerre et de plaisir, bref tous les intérêts du ton apocalyptique aujourd’hui, il faudrait commencer par respecter cette démultiplication différentielle de voix et de tons qui les divise peut-être au-delà d’une pluralité distincte et calculable. (DERRIDA, 2005; p.76)
 
	Pour Derrida, la stratégie de démystification15 doit prendre en considération l’augmentation des voix apocalyptiques, car ce discours ne se présente pas, dans sa pluralité, comme quelque chose de distinct et calculable. C’est pour cela que la puissance apocalyptique traversera, chez Derrida, tous discours car ils font partie du jeu d’envois, de destinations, de destinerrances.  Ainsi, la déconstruction doit réfléchir sur les limites qui traversent son propre discours en relation aux diverses fins.
(…) L’apocalyptique ne serait-il pas une condition transcendantale de tout discours, de toute expérience même, de toute marque ou de toute trace? Et le genre des écrits dits «apocalyptiques» au sens strict, ne serait alors qu’un exemple, une révélation exemplaire de cette structure transcendantale. Dans ce cas, si l’apocalypse révèle, elle est d’abord révélation de l’apocalypse, auto-présentation de la structure apocalyptique du langage, de l’écriture, de l’expérience, de la présence, soit du texte ou de la marque en général (DERRIDA, 2005; p.78).

	L’apocalypse est une puissance déstructurante qui habite tous discours. Elle se surajoute comme un supplément intrinsèque, comme une insistance déjà présente malgré la volonté persistante de l’éliminer, comme une structure transcendantale. Elle est l’élément non-philosophique présent en tout discours philosophique. Comment la philosophie se relationne-t-elle traditionnellement avec cet élément? Nous avons vu que Kant a prétendu instaurer une police pour surveiller les écarts de la raison. Ici, Derrida nous confronte avec cette question. Est-ce qu’on va finalement admettre la présence du non-philosophique – étant donné la nature propre du discours  philosophique qui n’est pas pur, neutre – ou allons-nous continuer à bien délimiter les frontières entre philosophie et mythe et poésie?

Conclusão
Elle [la raison] résonne en tout homme car tout homme a en lui, l’idée du devoir et elle résonne assez fort, elle y frappe de façon assez percutante et répercutante, elle y tonne même; car l’homme tremble (zittert) du haut de sa majesté, elle lui ordonne de sacrifier ses pulsions, de résister aux séductions, de renoncer à ses désirs. (…) Voilà le vrai mystère. Kant l’appelle aussi Geheimnis, mais ce n’est pas le mystère des mystagogues.  (DERRIDA, 2005; p.36)

	La raison pour Kant est la reconnaissance de ses propres limites et de ses potentialités. La raison implique une méthode à laquelle obéir, des règles à suivre, des frontières à ne pas surmonter. On doit être patient avec ses résultats qui promettent une plus grande proximité de la vérité. Il y a des domaines qu’elle ne recouvre pas, des questions auxquelles elle n’est pas capable de répondre. Le mystère, au contraire, pénètre tous les domaines et s’offre comme explication totalisante, rapide, sur l’ordre du monde et sur le destin des êtres humains. On n’arrive pas au mystère par une série de difficultés, par lesquelles on passe du plus simple au plus complexe, mais tout de suite, au  moyen d’une vision, d’un rêve, d’une narration.  
	Ainsi, d’un côté, il s’agit de faire l’éloge de la rationalité face à ses doubles et à ses autres. De l’autre, de signaler les limites de la raison et de son entreprise de démystification, comme la critique du finalisme.
	La raison pose des problèmes: elle fait la police de la  poésie, du mythe et de tous les recours du langage,  elle voit avec suspicion toutes les différences qui débordent ses limites. On peut aller jusqu’où dans la déconstruction? On doit mobiliser un questionnement sur les limites de la raison, questionner la raison elle-même, mais sans jamais abandonner la rationalité, sans jamais oublier son importance éthico-politique stratégique?   Le texte indique que cette voie semble être le chemin offert par Derrida: ni une croyance dans un investissement unique, une forme de pensée unique dictée par la raison; ni un mépris pour la raison,  un remplacement de la raison par la poésie et le mythe.
C’est au nom d’une Aufklärung que Kant, par exemple, entreprend de démystifier le ton grand-seigneur. Au jour d’aujourd’hui nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas, c’est une loi et un destin, renoncer à l’Aufklärung, autrement dit à ce qui s’impose comme le désir énigmatique de la vigilance, de la veille lucide, de l’élucidation, mais d’une vérité qui en même temps garde en elle du désir apocalyptique, cette fois comme désir de clarté et de révélation, pour démystifier ou se vous préférez, pour déconstruire le discours apocalyptique lui-même et avec lui tout ce qui spécule sur la vision, l’imminence de la fin, la théophanie, la parousie, le jugement dernier. Alors chaque fois nous nous demandons intraitablement où veulent en venir, et à quelles fins, ceux qui déclarent la fin de ceci ou de cela (...) (DERRIDA, 2005; p.64)

Donc nous, Aufklärer des temps modernes, nous continuons à dénoncer les apôtres imposteurs, les «soi-disant envoyés» qui ne sont envoyés par personne, les menteurs et les infidèles, l’enflure et la boursouflure de tous les chargés de mission historique à qui personne n’a rien demandé et que personne n’a chargés de rien. Continuerons-nous ainsi dans la meilleure tradition apocalyptique à dénoncer les fausses apocalypses? (DERRIDA, 2005; p. 80)
 
	Ce «nous» de qui parle Derrida est, alors, celui qui transite entre la raison et ses autres figures.   Il n’abdique ni de la raison, ni de la poésie, ni du mythe, parce qu’il sait les profonds racines communes qu’ils partagent. Le critère est proprement éthico-politique et ce dans le sens d’une alliance et d’une démarche démocratique et républicaine que Derrida se positionne à faveur de Kant16. Au même temps, il s’aperçoit comme partie intégrante de la même tradition apocalyptique.
	Ce «nous», critique de l'apocalypse, héritier hétérodoxe des Lumières, habite l’espace entre la clôture17 et la fin.
	Mais Derrida formule aussi le «nous» à partir d’une perspective apocalyptique, en présentant son contenu, la narration qui la soutient:

La fin commence, signifie le ton apocalyptique. (…) C’est la fin tout à l’heure, c’est imminent, signifie le ton. Je le vois, je le sais, je te le dis, maintenant tu le sais toi, viens. Nous allons tous mourir, nous allons disparaître, et cet arrêt de mort ne peut que nous juger, nous allons tous mourir, toi et moi, les autres aussi, les goïm, les gentils et tous les autres, tous ceux qui ne partagent avec nous ce secret, mais ils ne le savent pas. C’est comme s’ils étaient déjà morts. Nous sommes seuls au monde, je suis seul à pouvoir te révéler la vérité ou la destination, je te la dis, je te la donne, viens, soyons un instant, nous qui ne savons pas encore qui nous sommes, un instant avant la fin les seuls survivants, les seuls à veiller, ce sera d’autant plus fort. Nous serons une secte, nous formerons une espèce, un sexe, un genre, une race (Geschlecht) à nous tous seuls, nous nous donnerons un nom (…). Eux, ils dorment, nous veillons. (DERRIDA, 2005; p.70)

	Cette narration articule et intègre quelques éléments importants qui composent le ton de l’humanisme apocalyptique des mystagogues. La croyance dans la vision, la conviction dans la vérité qui remplace le travail de sa démonstration. Le jeu de séduction marqué pour le «vien». La vérité transmise - «je te le dis, tu le sais maintenant», et non celle par laquelle on n’accède que par les seuls moyens de la raison. La mort est l’universel, l’essence de l’homme, et aussi le destin, l’horizon, la fin. Ensuite, il y a la relation entre la détermination de la vérité (de l’homme) et l’expérience de l’être marqué par le « viens, soyons un instant». Finalement, la formation de la bande, du groupe, de la secte au-dessus de l’humanité.
	Ces deux formulations du «nous» co-habitent l’espace du texte de Derrida. Notre intention ici n’est pas de faire une synthèse entre ces deux voix – de l’humanisme métaphysique de Kant et de l’humanisme apocalyptique des mystagogues, de réduire l’un à l’autre ou de les rejeter en bloc. La position de Derrida est plus subtile. Il pense aux puissances et aux périls de chacune ‘de ses tendances, ses mélanges et plasti-cités. Il les approche, au point où on ne peut plus choisir simplement entre la raison en opérant dans un autre niveau que le mythe et le mythe de la raison18. Il les éloigne, dans ses propos, ses objectifs et ses intentions pratiques et politiques.  Il «démultiplie» les voix – à travers des plis, des torsions, des forçages – en présentant la non-pensée de chacune d’entre elles.
	Le but de Derrida est donc de déconstruire la pensée traditionnelle de la fin et, au même moment, de proposer une nouvelle finalité qui n’est plus fondée sur l’essentialisme: la déconstruction de la tradition, la fin du phalogocentrisme et de l’ethnocentrisme, l’ouverture des frontières, l’hospitalité vers l’autre, l’exigence de démocratie et d’autres démarches (qui apparaissent tout au long de son oeuvre).
	Parmi les traces de Les fins de l’homme qui traversent D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, nous soulignons le rejet de tout point de départ neutre en philosophie et la réflexion sur le finalisme. Procédant ici différemment que dans Les fins de l’homme, Derrida approche ce «nous» dans la puissance rationnel de l’Aufklarung et des forces créatrices et esthétiques du mythe et de la poésie. Pour finir, la critique du finalisme, de la téléologie dans Les fins de l’homme reçoit une nouvelle formulation. La philosophie est pensée comme entreprise de démystification de tous les discours sur les fins, même si elle se voit toujours déjà impliquée dans un discours finaliste.

BIBLIOGRAPHIE
(Les autres textes sont indiqués tout au long de l'article)
DERRIDA, J. D’un ton apocaliptique adopté naguère en philosophie. Paris: Galilée; 2005)

1 Les mystagogues, comme Schlosser, qui venait de publier les Lettres de Platon, œuvre dédiée à la correspondance de Platon, ne défendait pas seulement un Platon mystique, ésotérique, amant des nombres et du mystère, mais aussi Aristote comme le père de la philosophie, comme celui qui lui a donné sa forme finale. C’est pour cette autorité qu’ils ont emprunté à Aristote, que Kant les appellera, comme le rappelle Derrida, « monarchistes déguisés ». « Les mystagogues, les analogistes et les anagogistes jouent aux aussi la carte Aristote. Et c’est à ce moment du jeu qu’il y va des fins et de la fin de la philosophie ». Car les mystagogues voient dans la philosophie d’Aristote l’expression finale de la philosophie : « C’est déjà depuis deux mille ans qu’on en a fini avec la philosophie, disait un disciple de Schlosser, un vrai compte ». Derrida signale que Leopold Stolberg écrit : « Le Stagirite a fait tant de conquêtes pour la science qu’il n’a laissé à ses successeurs que bien peu de choses notables dont ils puissent se mettre à l’affût » (DERRIDA, 2005 ; p.51).

2 Un point de relation entre Les fins de l’homme et D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie : la question du style. Il est annoncé dans Les fins de l’homme : le style, une nouvelle manière d’écrire, fournit une sortie à deux pôles ou deux attitudes philosophiques. La première consiste en déconstruire la tradition à travers de la tradition elle-même, avec le risque de ne pas sortir de l’histoire de la philosophie. La deuxième attitude est marquée par une grande discontinuité en relation à la tradition, dont le péril est de s’éloigner de l’histoire de la philosophie et de se laisser engloutir sous la puissance du concept. Derrida propose le style, non comme synthèse des deux postures, mais comme mélange. Le texte D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie produit cette réalisation du style. À travers une parodie de Kant, il met en scène le dehors apocalyptique des mystagogues, avec Schlosser et le diagnostic posé par Kant de la fin de la philosophie (dont les mystagogues apparaissent comme un symptôme). Mais le style n’est pas du tout neutre. C’est précisément le rêve de neutralité que Derrida caractérise comme logocentrisme, dans la mesure où cette neutralité est pensée comme partie de l’essence de la raison. Dans Les fins de l’homme, ce rêve de neutralité a été caractérisé par la formulation d’un « nous » par les philosophes. Cette attitude, marquée par l’essentialisme et par l’universalisme, ne considère pas les marges de l’humain et l’inhumain. Dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, la critique adressée à la neutralité du discours philosophique est faite à partir de la critique faite par Kant du ton des mystagogues qui s’apparente à une mort de la philosophie dans la religion et qui s’écarte de la norme du discours philosophique (DERRIDA, 2005 ; p.19). Kant se présente comme le juge de la frontière entre le philosophique et le non philosophique. C’est contre cette supposée neutralité du discours philosophique que s’insurge la parodie derridienne du texte de Kant. À partir de la relation du ton et de l’apocalypse, la métaphysique est décrite comme « pluralité des métaphysiques ou pluralités de la métaphysique », écrit Nancy (Lacoue-Labarthe, Ph. ; Nancy, J-L., 2013 ; p.483)

3 Avec Kant la divinité est placée dans l’intériorité de l’esprit, à travers le travail de l’entendement et la capacité rationnelle de juger. Cette divinité se confond, selon Derrida, avec la raison elle-même, elle est une des images de la muse, de la déesse voilée.

4 À propos de la «contrebande», Derrida écrit dans Parages: «Dès lors, plus on tente de s'approcher la proximité de ce qui s'approche, plus le tout autre - et donc l'infiniment éloigné - de la proximité se creuse. Comme on peut en dire autant du lointain, aucune opposition n'est plus pertinente entre le proche et le lointain, aucune identité non plus. Or cette bivalence de contrebande ou de double bande (double bind) affecte tout, tout ce qui est, c'est-à-dire se présente, est présent, vient, advient, arrive, existe, l'essence d'événement et l'événement de l'essence, autant de valeurs sémantiques indissociables d'une topique non régionale du proche et du lointain» (DERRIDA, J. Parages. Galilée: Paris, 1986; p.37).

5 «Bien que, comme je suggérais à l’instant, la différence tonale ne passe pas pour essentiellement philosophique, ce n’est pas pour Kant le fait qu’il y a du ton, de la marque tonale, qui annonce à lui seul la mort de la philosophie. C’est un tel ton, une certaine inflexion socialement codée pour dire telle et telle chose déterminée. La hauteur de ton qu’il accable de ses sarcasmes reste une hauteur métaphorique. Ces gens parlent haut, ces haut-parleurs haussent la voix mais on ne le dit que par figure et par référence à des signes sociaux» (DERRIDA, 2005; p.21)

6 «Les prêtes mystagogues sont aussi des interprètes; l’élément de leur pouvoir agogique, c’est la séduction herméneutique ou hermétique ; et on pense ici à ce que disait Warburton du pouvoir politique des prêtres-déchiffreurs de hiéroglyphes et des scribes dans l’Egypte ancienne. Le ton grand-seigneur domine et il est dominé par la voix oraculaire qui recouvre la voix de la raison, la parasite plutôt, la fait dérailler ou délirer. » (DERRIDA, 2005; p.33)

7 Derrida-Kant: «Vous voulez mettre fin à la philosophie par obscurantisme (durch Obscuriren) et vous êtes des monarchistes déguisés, vous voulez que tous soient égaux entre eux mais à l’exception d’un seul tous ne sont rien. Un seul c’est tantôt Platon, tantôt Aristote mais en vérité c’est par ce monarchisme que vous vous érigez vous-mêmes en clamant la fin de la philosophie d’un ton grand-seigneur.» (DERRIDA, 2005; P.51).

8 KANT, I. Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Analytique transcendantale, Livre I, ch 1, §10, p.92.

9 Derrida mentionne un autre texte de Kant où cette police du savoir est formulée comme «le projet de tribunal universitaire» (DERRIDA, 2005; p.31): «Dans le réquisitoire qui nous occupe, on ne pardonne pas aux philosophes de profession quand ils prennent un ton, grand seigneur parce qu’en haussent ainsi le ton ils se hissent au-dessus de leurs collègues ou confrères (Zunftgenossen), ils les lèsent dans leur droit inaliénable à la liberté et à l’égalité pour tout ce qui touche à la simple raison. Et ils le font précisément, voilà où je voulais en venir, en pervertissant la voix de la raison, en mêlant les deux voix de l’autre en nous, la voix de la raison et la voix de l’oracle. Ces gens-là croient le travail inutile en philosophie: il suffirait de «prêter l’oreille à l’oracle au dedans de soi-même» (DERRIDA, 2005; p.32)

10Le Petit Robert ; p.1047

11Idem ; p.1047-1048

12 Les fins de l’homme est un texte sur les fins, il annonce la fin des fins de l’homme. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie est une déconstruction de finalismes, y compris ceux actifs chez Derrida, son auteur. Le deuxième texte peut être lu comme une déconstruction du premier ou comme un meta-texte. Et, pourtant, tout discours sur l’apocalypse est lui-même apocalyptique. On est obligé de poser la question de la fin des fins. La question oriente vers l’intérêt de l’auteur dans une circularité sans fins. Cette structure impose des limitations au travail de la déconstruction. Derrida parle d’un ton apocalyptique sans apocalypse, sans le mouvement en direction de la fin des fins, une fois que les tons ne sont pas réductibles. À ce sujet J. Rogozinski commente dans le débat: «Vouée à l’attente infinie de celui – ou de celle – qui ne viendra pas, cette promesse impossible pourrait se lire comme une parodie d’apocalypse, son archi-parodie, son archi-mimésis». (DERRIDA, 2013 ; p.482)

13 Le livre L’Apocalypse de Jean est considéré par Derrida comme livre fondamental dans l’histoire du genre apocalyptique, mais non comme livre fondateur: «Je ne suis pas sûr qu’il y ait justement une scène fondamentale, un grand paradigme sur lequel, à quelques écarts près, se régleraient toutes les stratégies eschatologiques. Ce serait encore une interprétation philosophique, onto-eschato-téléologique que de dire : la stratégie apocalyptique est fondamentalement une, sa diversité est seulement de procédés, de masques, d’apparences ou de simulacres » (DERRIDA, 2005 ; p.67).

14 Avec D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, on pourrait penser l’univocité comme tendance ou comme ton majeur dans l’histoire de la philosophie. À partir de l’univocité il est possible de penser un sens unique pour l’histoire de la philosophie, une finalité. C’est l’univocité qui permet la réduction de la diversité immanente des significations à un sens ou à une fin déterminés, comme celui d’une essence humaine ou d’un «nous» qui enveloppe l’humanité, sans se rendre compte par exemple, de son ethno ou de son logocentrisme, parfois voilés dans l’idéal de transparence.

15 «Sans doute peut-on penser – je le pense – qu’il faut conduire cette démystification aussi loin que possible et la tâche n’est pas modeste. Elle est interminable parce que personne ne peut épuiser les sur-déterminations et les in-déterminations des stratagèmes apocalyptiques. Et surtout parce que le motif ou la motivation éthico-politique de ces stratagèmes n’est jamais réductible à du simple. Je rappelle ainsi que leur rhétorique, par exemple, n’est pas seulement destinée à tromper le peuple plutôt que les puissants pour en arriver à des fins rétrogrades, passéistes, conservatrices. Rien n’est moins conservateur que le genre apocalyptique. Et comme c’est un genre apocalyptique, apocryphe, masqué, chiffré, il peut donner du détour pour tromper une autre vigilance. On sait que les écrits apocalyptiques se sont multipliés au moment où la censure d’État était très forte dans l’Empire romain, et précisément pour la surprendre » (DERRIDA, 2005 ; p.81).

16 «Quels effets veulent produire ces gentils prophètes ou ces éloquents visionnaires? En vue de quel bénéfice immédiat ou ajourné? L’analyse lucide de ces intérêts ou de ces calculs doit mobiliser un très grand nombre et une grande diversité de dispositifs aujourd’hui disponibles» (DERRIDA, 2005; p.65).

17 « L'unité de tout ce qui se laisse viser aujourd'hui à travers les concepts les plus divers de la science et de l'écriture est au principe, plus ou moins secrètement mais toujours, déterminée par une époque historico-métaphysique dont nous ne faisons qu'entrevoir la clôture (…) » (DERRIDA, J. De la grammatologie. Les éditions minuit, Paris;1967, p.14).

18 Dans la Dialectique de la raison. Fragments philosophiques - 1947 (Dialektik der Aufklärung. Philosophische fragmente – 1947), traduit en France en 1974 (livre que Derrida a forcément en vue dans ce passage), Adorno et Horkheimer mènent une réflexion semblable à celle de Derrida à propos de la raison et du mythe de la raison: il n’y aurait pas une frontière visible entre eux, mais un partage de motivations: “le principe de l’immanence, l’explication de toute occurrence comme une répétition que la Raison soutient contre l’imagination mythique, est le principe même du mythe”. (ADORNO, T; HORKEHEIMER, M. Dialectique de la raison. Gallimard: Paris, 1983; p.29) L’adversaire déclaré des philosophes allemands est le positivisme, qui aurait réduit le monde à une représentation rationaliste. Ils déclarent, par exemple, que: “l’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démystification, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. La Raison est la radicalisation de la terreur mythique. L’immanence pure du positivisme qui est son ultime produit, n’est rien d’autre que ce que l’on peut qualifier de tabou universel. Plus rien ne doit rester en dehors, car la simple idée du “dehors” est la source même de la terreur” (Idem; p.33). Il y a aurait ainsi une continuité profonde entre le mythe et la raison, malgré quelques ruptures et nouveautés introduites par cette dernière: “C’est ainsi que la Raison rejoint la mythologie dont elle n’a jamais su se libérer. Car la mythologie avait représenté dans ses figures l’essence de ce qui existe (cycles, destin, domination de la nature) comme la vérité et avait renoncé à l’espoir. Dans la puissance de l’image mythique comme dans la clarté de la formule scientifique l’éternité des faits trouve une confirmation. Le monde, en tant que gigantesque jugement analytique – l’unique rêve qui subsiste de tous ceux que fit la science – est de la même espèce que le mythe cosmique de Perséphone”. (Ibidem; p.43). Mais il ne s’agit pas seulement de constater l’existence de ce partage. Adorno et Horkheimer produisent une vraie critique de la raison, ce qui les rapprochent encore plus de Derrida. Particulièrement quand ils s’adressent au caractère totalitaire de la Raison, comme critère unique de l’expérience: “Car la Raison est plus totalitaire que n’importe quel système. Pour elle, tout processus est déterminé au départ: c’est en cela qu’elle est mensongère, bien plus que dans ce que lui ont reproché ses ennemis romantiques (la méthode analytique, le retour aux éléments, la réflexion corrosive). Lorsque, dans une opération mathématique, le non-connu se transforme en inconnue d’une équation, cette inconnue devient par là même archiconnue, avant même qu’une valeur ne la détermine. Avant et après la théorie des quanta, la nature est ce qui doit être appréhendé mathématiquement; même l’insoluble et l’irrationnel n’échappent pas aux théorèmes mathématiques. En identifiant d’avance à la vérité le monde mathématisé et entièrement organisé par la pensée, la Raison se croit à l’abri du mythe. (…) La démarche mathématique s’est transformée pour ainsi dire en rituel de la pensée” (Ib, p.41) Aussi, la supposée neutralité du discours scientifique est-elle une cible commune à ces philosophes: “la langue scientifique, dans son impartialité, enlève tout ce qui est sans pouvoir de s’exprimer; seul ce qui existe y rencontre son signe neutre. Une telle neutralité est plus métaphysique que la métaphysique elle-même. La Raison a finalement consumé non seulement les symboles, mais aussi leurs successeurs, les concepts universels, et n’a laissé subsister, de la métaphysique, que la peur abstraite de la collectivité dont elle est le fruit.” (Ib, p.40) Malgré cette critique commune à la neutralité du discours, le destin de la réflexion de Adorno et Horkheimer, d’un côté, et de Derrida, de l’autre, suivent des voies différentes. Les philosophes allemands considèrent l’impossibilité de la raison de sortir de son propre mythe comme une condition de son époque (où les puissances fascistes étaient au pouvoir): “Il [le positivisme] n’a pas besoin d’être athée – c’est là sa chance – car le penser réifié n’est même pas en mesure de soulever ce problème” (Ib, p.42); “sur la voie qui conduit de la mythologie à la logistique, la pensée a perdu l’élément de la réflexion sur soi et, de nos jours, la machine tout en nourrissant les hommes, les mutile. Sous la forme de la machine, la raison aliénée évolue cependant vers une société qui réconcilie le penser cristallisé sans l’équipement matériel et intellectuel, avec ce qui vit libéré, et renvoie ce penser à la société comme à son sujet réel.” (Ib, p.53) ou encore: “l’absurdité de cet état de choses, où le pouvoir du système sur les hommes augmente à mesure qu’il les éloigne de l’emprise de la nature, dénonce comme désuète la raison de la société rationnelle. Sa nécessité n’est qu’apparente, comme la liberté des chefs d’entreprise, qui révèle sa nature coercitive dans les luttes et les accords auxquels ils ne peuvent échapper. Cette apparence dans laquelle s’égare l’humanité totalement “éclairée”, ne saurait être dissipée par une philosophie qui, comme instrument de domination, doit choisir entre le commandement et l’obéissance.(...)” (Ib, p.54). Derrida, au contraire, trace une autre voie que celle du nihilisme. Il faut faire la critique de la raison, mais il est nécessaire et stratégique de reconnaître ses puissances face aux discours totalitaires. Une pensée marque, s’inscrit dans une époque et son existence est déjà mise en jeu par la différence.


 
 
 

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