Les fins de l’homme chez Derrida: de la déconstruction de l’humanisme à l’humanisme à venir
- Martha Bernardo
- 14 août 2020
- 65 min de lecture
RÉSUMÉ: Notre objectif est d'offrir une lecture du texte Les fins de l’homme de Derrida, à partir d’une perspective éthique. Nous présenterons le dialogue de Derrida avec Sartre (dans le texte L'existentialisme est un humanisme) et Heidegger (dans la Lettre sur l’humanisme) sur la formulation du «nous» dans le discours philosophique qui enveloppe, pour Derrida, tout le problème de l'humanisme ontothéologique, en tant que nouveau visage de la métaphysique carnophallogocentrique à déconstruire. Nous aborderons, en compagnie d’un ensemble de commentateurs, quelques stratégies de Derrida pour sortir de cette impasse, à partir de l’idée d’un humanisme à venir, indissociable de la formulation d’un champ pré-éthique (avec les notions d’alterité, de devoir et de questionnement), proche de Lévinas, et d’une certaine politique.
MOTS-CLÉS: Jacques Derrida; éthique; humanisme; altérité, devoir.
ABSTRACT: This paper aims to provide a reading of The ends of man by Derrida, from an ethical perspective. We will present the dialogues Derrida conducted with Sartre (in Existentialism Is a Humanism) and Heidegger (in Letter on Humanism) about the formulation of the «we» in the philosophical discourse, which, according to Derrida, encompasses the entire issue of ontotheological humanism, as the new face of the carnophallogocentric metaphysics to be deconstructed. With an array of commentators, we will explore a few of Derrida's strategies to break this stalemate, starting from the idea of a humanism to come, inseparable from the formulation of a pre-ethical field (with the notions of alterity, duty, and questioning) similar to Lévinas, and certain politics.
KEY-WORDS: Jacques Derrida; ethic; humanism; alterity; duty.
1 Introduction
Notre objectif est d’offrir, à partir d’ une analyse plus détaillée du texte Les fins de l’homme - écrit pour le Colloque Philosophie et Anthropologie de 1968 - une perspective éthique sur l’oeuvre de Derrida, en abordant le problème de l’humanisme.
Nous considérerons, d’abord, le contexte où se déploie l’écriture de Derrida. Le problème est l’élaboration d’un «nous» qui ne passe pas par les présupposés onto-théo-téléologique qui ont informé la tradition humaniste. Cette tradition tend a définir le «nous» - l’humanité, en dernière instance – à partir de son rapport avec Dieu (voir, par exemple, Pétrarque, Marsile Ficino et Pic de la Mirandole) – ce qui produit toujours des marges de l’humanité (comme c'était le cas lors du débat précédant entre Sepúlveda et Bartolomé de las Casas à propos de l’humanité des indigènes (évidemment non-chrétiens), accusés de n'avoir pas d'âme).
Ayant comme sol de débat la France contemporaine, Derrida considère l’image de l’homme chez Sartre comme proche de celle de Dieu, évoquant les célèbres débats et discours de la première moitié du XVe siècle, où les humanistes défendaient le rôle intermédiaire et unique de l'être humain en tant qu'être divin, par son esprit, et en tant qu’être corporel avec le pouvoir d'agir sur la Création. L’homme de Sartre fait écho à celui de l'humanisme, chargé du contrôle et de la domination de la nature par sa liberté.
Derrida constate un changement de perspective, particulièrement dans le travail de Foucault (Les mots et les choses - 1966) et dans la philosophie de Nietzsche.
Chez Foucault, c’est le fondement qui soutient l’humanité de l’homme depuis Descartes (en passant par Kant, Hegel et Husserl) - le «Je», la «subjectivité moderne» - qui est contesté face à l’émergence du dehors dans la littérature moderne (Sade, Nietzsche, Artaud, Bataille etc), où se pose la question d'autres formes de subjectivité ou même d’une disparition du sujet. Foucault considère que certaines formes de pensée (regroupé sous le titre la pensée du dehors) ont été marginalisées en fonction de l'intériorisation du sujet moderne particulière à la culture occidentale (l'humanisme1 inclus). Malgré cette explosion du dehors – qui conteste les présupposés anthropologiques de l’humanisme – Derrida n’adhère pas à la thèse d'une philosophie du dehors. Pour lui, la déconstruction doit refuser le théologisme de l’humanisme, mais sans rejeter la possibilité d’élaboration d’un «nous» à partir d’une nouvelle écriture, qui hebergerait un humanisme à venir. Le problème d’une philosophie du dehors est d’établir une large discontinuité en relation à la tradition philosophique et à ses systèmes qui finissent par encadrer des perspectives nouvelles dans les anciens modèles conceptuaux. La tâche est, ainsi, double: déconstruire la tradition et produire une ouverture au dehors.
L’élaboration du «nous» est faite à partir de la critique de l'essentialisme et du finalisme chez Sartre et Heidegger. Les fins (le programme, l’horizon à attendre) sacrifient le questionnement, le contact et l’expérience vivant de l’altérité. Là, le devoir se défigure: il est sacrifice par l'Idée. La finalité est, dans un certain sens, la mort de la philosophie (comme Derrida l'explicite dans le texte D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie - 1983), une fois qu’elle remplace le questionnement par la tâche.
Nietzsche, Hegel, Marx, ont proposé des philosophies eschatologiques. Derrida lui-même parle de fin du phallogocentrisme. Peut-on échapper aux règnes des fins? La réponse de Derrida est que non car il y a toujours une limite dans la critique du finalisme. Le but de Derrida est donc de déconstruire la pensée traditionnelle de la fin et, au même moment, de proposer une nouvelle finalité basée sur le concept de démocratie à venir (qui s'appuie fortement de celui d’altérité): la déconstruction de la tradition, la fin du phallogocentrisme et de l’ethnocentrisme, l’ouverture des frontières, l’hospitalité vers l’autre, l’exigence de démocratie et d’autres demarches.
En suite, nous proposons, comme clé de lecture de ce texte, le souci éthique. Nous nous consacrerons à comprendre les problèmes qui environnent la formulation d’une éthique derridienne. À partir du travail de Nancy (2013), nous parlerons d’un champ pré-éthique, c’est-à-dire, celui qui questionne les conditions de possibilité d’une éthique, dans lequel doivent être comprises les notions d’altérité, devoir et question. À travers les travaux de Critchley (1999) et Bernardo (2001/2011), nous verrons que l’altérité, l’autre, est un objet de réflexion commun à Lévinas et Derrida, qui permet de sortir de l’impasse d’une impossibilité de l’éthique chez le dernier. Avec Nault (2005) nous défendons l’idée qu’il n’est pas pertinent de parler d’un tournant éthique chez Derrida, au regard de notre hypothèse de travail (qui suit sur ce point Critchley, Nancy et Nault), qui est l'existence d'une préoccupation éthique chez lui depuis ses premiers écrits, parmi lequel ressort Violence et métaphysique (1964).
Finalement, nous questionerons l’existence d’un humanisme à venir chez Derrida, qu'il souligne dans le texte L’université sans conditions (2001) et dans un entretien au journal Folha de São Paulo (2001), en présentant quelques notions – comme celles de spectre, trace et cruauté – centraux pour la reformulation de l’humanisme onto-théo-téléologique.
2 Qui, «nous»?
On a divisé ce topique en quatre parties. La première partie examine le contexte d’écriture du texte Les fins de l’homme, en soulignant les principaux événements politiques qui l’accompagnent. Dans la deuxième partie, il s’agit d’aborder les limites du concept de «réalité humaine» dans la pensée de Sartre, telle qu’elle est formulée par Derrida. Ce questionnement révêle une proximité, renforcée par Derrida2 lui-même, entre son projet et le projet heideggerien, exposé par exemple dans Lettre sur l’humanisme (1947), qui est une critique de l’humanisme comme une ontothéologie3.
À partir de ce cadre (en opposant Sartre et Heidegger), Derrida fait la distinction entre deux moments de l'humanisme: 1. La vague française humaniste et anthropologiste, avec la «défiguration» de la pensée de Hegel, Heidegger et Husserl; 2. Le reflux anti-humaniste et anti-anthropologiste, qui abandonne en tant que ressource critique les philosophes allemands mentionnées. Pour Derrida, le problème de l’anti-humanisme est qu’il n'entreprend pas une lecture plus rigoureuse de ces auteurs allemands et les considère comme faisant déjà partie d’une métaphysique humaniste à travers une réception médiatisée par des interpretations françaises. La troisième partie aborde l’élaboration du «nous» chez Heidegger. Il s’agit de montrer que le Dasein n’est plus l’homme de la tradition humaniste. Mais, il s’agit aussi de reconnaître l’appartenance du projet heideggérien à l’humanisme quand il formule que l’humanité de l’homme repose dans ce qu'il y a de plus propre: son essence. La quatrième partie abordera la «stratégie de la déconstruction»: comment «surmonter» le caractère ontothéologique de l'humanisme?
Une digression rapide: les citations de Kant et Sartre qui ouvrent le texte de Derrida posent le problème du fin de l’homme. Quant à celle de Foucault, elle questionne la fin de l’humanisme (mot qui aurait surgi au XVIIIe siècle, tout du moins dans le sens où nous le comprenons aujourd’hui). La première citation est du Fondement de la métaphysique des moeurs (1785) de Kant:
Or je dis: l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son degré; dans toutes ses actions, aussi bien que dans celles qui concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. (Derrida, 1972, 131)
Kant considère l’homme - problème fondamental4 - un «être raisonnable» qui est un organisme doté d’une organisation interne et d’une volonté qui gardent en soi le principe de sa finalité: la vie rationnel. L’homme est, donc, «sa propre fin dernière» (Kant, 1993, 41). Son acte de naissance est marqué par l'affirmation du «Je», à partir duquel «l’égoïsme progresse irrésistiblement» (Kant, 1993, 53). Le «nous» de l’humanité surgit, ainsi, chez Kant, de la formulation égoïste.
La deuxième citation est de Sartre, dans L’être et le néant (1943): «Elle [l’ontologie] nous a simplement permis de déterminer les fins dernières de la réalité humaine, ses possibles fondamentaux et la valeur qui la hantent» (Derrida, 1972, 131). Ainsi, l’ontologie phénoménologique de Sartre doit expliciter les structures d’être de l’existant à partir de l’être tel qu’il apparaît.
La troisième citation est de Foucault dans Les mots et les choses: «L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine» (Derrida, 1972, 131). La recherche de Foucault examine la constitution du concept «homme», son émergence dans la modernité et dans la constitution des sciences humaines, ses limites («la pensée du dehors» est un exemple), son historicité. C’est dans ce sens que Foucault peut prévoir une fin de l’homme, comme un achèvement ou une transformation de conditions qui ont permis l’apparition des sciences humaines.
Ces trois citations marquent ainsi trois moments importants dans le développement de la question de l’homme.
2.1 Le contexte
Trois événements importants marquent l’année de la conférence Les fins de l’homme écrite par Derrida: la Guerre du Vietnam, l’assassinat de Martin Luther King, les révoltes de Mai à Paris.
Dans ce moment, la formulation d’un «nous» qui échappe à l’ethnocentrisme ou, dans le langage de Derrida, au phallogocentrisme devient de plus en plus problématique. La question de l’insurrection des marges gagne un nouveau souffle avec la lutte des noirs, des étudiants, des femmes etc. L’affirmation de l’universalité de l’anthropos par les droits de l’homme devient un moyen de combattre les atrocités et violations commises par les États. D’un côté, il y a, dans les mouvements de décolonisation, le questionnement de l’universalité de l’anthropos, considéré comme un projet local qui exerce une violence colonisatrice. D’un autre, dans les droits de l’homme, la réaffirmation de son universalité, fondée sur des principes fondamentaux (et notamment spécifiques).
Le signe de la présence de cet humanisme sur la scène française contemporaine est, comme nous avons mentionné, l’existentialisme sartrien, qui co-existe avec d'autres tendances humanistes, comme les marxistes, les chrétiennes et les athées. L’humanisme a été décrédibilisé avec les deux grandes guerres mondiales et l’ascension du nazisme et du fascisme. L'émancipation, les lumières qui devaient être apportées par la Raison, dans laquelle une partie de l’humanisme s’appuie, n’ont pas empêché les horreurs de la guerre, les camps de concentration etc. Malgré sa critique aux conceptions traditionnelles de l’humanisme, Sartre élabore une fusion entre existentialisme et humanisme qui s’exprime dans la formule – l’existentialisme est un humanisme. L’humanisme de Sartre est celui de la praxis, de l’engagement, où l’individu se jette dans le monde pour en changer la réalité.
Derrida écrit contre certains aspects de la philosophie de Sartre. Pour lui, le père de l’existentialisme a remplacé le concept d’essence et de nature par celui de réalité humaine. Concept présent chez Hegel et Kojève, la «réalité humaine» est liée, chez Sartre, à une quête de l’être humain pour sa liberté, projet où l’homme est l’être qui ambitionne d’être Dieu. Le deuxième problème chez Sartre est le fondement égoïque de l’expérience humaine.
***
Le Colloque Philosophie et Anthropologie, pour lequel Derrida écrit Les fins de l’homme, envisage un changement de terrain, mais une certaine continuité avec la tradition humaniste reste présente: la promesse d’un élément commun. Or, il faut questionner, en-deçà de cet «éther transparent», de cet «élément diaphane commun» (Derrida, 1972, 132), la violence de l’Occident sur les marges dans la reformulation historique de cet élément universel. De plus, il faut considérer l’existence même de cette impulsion universalisante comme moyen de domestiquer ce qui arrive - le poids des marges sur les frontières intra-philosophiques. D’un autre côté, comment dialoguer avec les marges, comment les intérioriser sans perdre sa singularité, sans faire de ce mouvement, un mouvement ethnocentrique?
Traditionnellement, cet au-delà des frontières philosophiques est compris comme une mirage: un désert, un terrain inculte, vierge. Derrida préfère, au contraire, considérer cet autre espace (les marges) comme ni philosophique, ni inculte, mais comme source visant un ébranlement des distinctions entre intérieur/extérieur, dedans/dehors5 .
2.2 Le «nous» chez Sartre
L’humanisme existentialiste de Sartre apparaît, selon Derrida, comme une réaction contre un certain humanisme qu’il considère comme intellectualiste ou spiritualiste chez Brunschvicg, Alain, Bergson, en s'appuyant sur le concept majeur de «réalité humaine», «traduction monstrueuse de Corbin du Dasein heideggérien»6, écrit Derrida (Derrida, 1972, 136).
Le projet humaniste sartrien et le concept de réalité humaine traduisent, selon Derrida, le projet de penser sous un nouvel angle le sens de l'homme, de son humanité, en se débarrassant des présuppositions qui constituaient le concept de l'unité de l'homme (avec ses héritages métaphysiques et substantialistes). L’idée d’une «réalité humaine» apparemment s’éloigne de ces héritages en tant que notion neutre et indéterminée. Selon Cabestan, il s’agit d’une anthropologie phénoménologique. Ainsi comme Derrida, Cabestan pense que cette anthropologie dépend des présupposés ontologiques.
On sait d’une manière générale l’importance que Sartre accorde à l’anthropologie. Dans une interview accordée en 1966, en réponse à la question: «est-ce que l’anthropologie épuise tout le champ philosophique?», Sartre soutient «que le champ philosophique c’est l’homme, c’est-à-dire que tout autre problème ne peut être conçu que par rapport à l’homme». Par là, Sartre s’oppose nettement à Heidegger: pour l’auteur de Sein und Zeit, une telle affirmation relève de l’oubli de l’être et, corrélativement, de la méconnaissance par l’homme de son propre être, c’est-à-dire de «l’anthropologisme». Cependant,(...), l’anthropologie – pas plus que l’éthique– ne saurait constituer selon Sartre la philosophie première, et si une anthropologie est possible c’est encore et toujours à partir de l’ontologie (Cabestan, 2015, 233).
Pour Derrida, le problème du projet sartrien réside dans le statut ontologique du concept de réalité humaine: «malgré cette neutralisation prétendue des présuppositions métaphysiques, il faut bien reconnaitre que l'unité de l'homme n'est pas elle-même interrogée» (Derrida, 1972, 136). La réalité humaine est enracinée dans le devenir historique et marquée par des structures, en relation avec lesquelles l’homme se libère pour réaliser la liberté qui le définit. L’unité entre les hommes devient possible à travers l'unité de la réalité humaine comme fondement et fin de la réflexion. Fondement, comme nous l’avons vu dans le passage cité de Cabestan, où l’homme apparaît comme l’arrière-plan de la pensée; fin, car la réflexion se confond avec une promesse de l’homme et de l’humanité. Nonobstant les discontinuités et ruptures entre l'anthropologie sartrienne et les anthropologies classiques, une familiarité métaphysique ne serait pas interrompue: «le nous du philosophe» se confond avec le «nous-hommes», avec «le nous dans l'horizon de l'humanité» (Derrida, 1972, 137). Mais ce n’est pas seulement à travers le concept de «réalité humaine» que Sartre participe de l’onto-théo-téléologie. Un autre point en commun entre eux, c'est le sens du concept de l’homme qui n’est pas questionné, en partant d'une évidence, d'une donnée: signe sans origine, sans limite historique, culturelle ou linguistique, sans limite métaphysique7. Derrida s’approche ici de Foucault, pour qui l’anthropologie, qui a comme objet l’homme, est une production moderne, historiquement localisée, inscrite dans une vision scientifique et métaphysique du monde.
Ce qu’on avait ainsi nommé, de manière prétendument neutre et indéterminée, ce n’était rien d’autre que l’unité métaphysique de l’homme et de Dieu, le rapport de l’homme à Dieu, le projet de se faire Dieu comme projet constituant la réalité humaine. L’athéisme ne change rien de cette structure fondamentale. L’exemple de la tentative sartrienne vérifie remarquablement cette proposition de Heidegger selon laquelle «tout humanisme reste métaphysique», la métaphysique étant l’autre nom de l’onto-théologie (Derrida, 1972, 137).
L’existentialisme de Sartre serait une anthropologie métaphysique, où la figure de Dieu n’est pas simplement celle des religions, mais celle qui relie l’homme à une totalité présupposé. On voit ici que la formulation du «nous» chez Derrida ne se confond pas avec la formulation d’un programme à soutenir (au moins dans le sens du marxisme). L’action déconstructrice vise à déconstruire ces images de l’homme, non pour une démarche nihiliste, mais pour repenser son concept à partir du dehors, qui n’obéit pas à des images déjà conçues.
2.3 Le «nous» chez Heidegger
Heidegger, et plus particulièrement son analytique du Dasein, a été interprété en termes anthropologiques par Sartre. Contre l’humanisme sartrien, Heidegger publie la Lettre sur l'humanisme dans laquelle il fait de ce dernier la cible contre laquelle se dirige la «destruction» de la métaphysique ou de l'ontologie classiques.
Heidegger n’a pas comme point de départ (comme Sartre) l’homme mais l’Être. C’est pour cela que l’existentialisme ne comprend pas la pensée de l’être chez Heidegger, car il se maintient dans les limites du rapport sujet-objet. «Le pro-jet chez Heidegger, c’est l’être-jeté dans l’être, dont le sujet n’est pas le producteur (...). L’essence de l’homme repose dans la vérité essentielle en son ad-venir. L’homme comme Da-Sein est le lieu de cet avènement, c’est-à-dire de la manifestation de l’être à partir de l’insondable» (Vischer, 1995, 287). L’humanisme est accusé par Heidegger d’imposer une interprétation fixe à l’étant et, à partir d’elle, de donner un sens à l’essence de l’homme. Avant de déterminer l’essence de l’homme, il faut, pour Heidegger, poser la question de la vérité de l’être8. Par exemple, la détermination de l’homme comme animal rationnel repose, pour Heidegger, non dans la singularité de son essence mais dans la différence entre les hommes et les animaux. Cette interprétation n’est pas fausse, comme le dit Heidegger, mais elle est conditionnée métaphysiquement9 (Heidegger, 1957, 78).
Sur cette question Derrida écrit:
Une fois que l’on a renoncé à poser le nous dans la dimension métaphysique du «nous-les-hommes», une fois qu’on a renoncé à charger le nous-hommes des déterminations métaphysiques du propre de l’homme (zôon logon ekon, etc.), il reste que l’homme – et je dirais même, en un sens qui s’éclairera dans un instant, le propre de l’homme –, la pensée du propre de l’homme est inséparable de la question ou de la vérité de l’être. (Derrida, 1972, 148).
L’objectif de Derrida est donc de mettre en relief l’articulation qui unie la pensée de l’être et la pensée de l’essence chez Heidegger. Il y a là, même si le geste de Heidegger marque une coupure avec la tradition, une proximité avec l’humanisme dans la détermination du propre de l'homme: la valeur de la propriété est la continuité entre le discours métaphysique et le discours heideggérien. Il s’agit, de cette façon, de suivre une double voie: celle qui montre la rupture de la pensée de Heidegger avec la tradition; celle qui montre les continuités entre lui et l’histoire de la métaphysique.
Car d’une part l’analytique existentiale avait déjà débordé l’horizon d’une anthropologie philosophique: le Dasein n’est pas simplement l’homme de la métaphysique. Et d’autre part, inversement, dans la Lettre sur l’humanisme et au-delà, l’aimantation du «propre de l’homme» ne cessera pas de diriger tous les cheminements de pensée. C’est du moins ce que je voudrais suggérer, et je regrouperai les effets ou les indices de cette aimantation sous le concept général de proximité. C’est dans le jeu d’une certaine proximité, proximité à soi et proximité à l’être que nous allons voir se constituer contre l’humanisme et contre l’anthropologisme métaphysiques, une autre insistance de l’homme, relayant, relevant, suppléant ce qu’elle détruit selon des voies dans lesquelles nous sommes, dont nous sortons à peine – peut-être – et qui restent à interroger (Derrida, 1972, 148).
Le Dasein, celui qui questionne ce qui a de plus proche, de plus propre - l’être, est celui aussi qui garde, par son questionnement, une plus grande proximité à l’être. Il s’ouvre à l’être. Cette double proximité conduit la position du «nous» dans le discours quand Heidegger écrit que:
En tant que recherche, l’acte de questionner a besoin de se laisser préalablement conduire par ce qui est recherché. Le sens de l’être doit donc d’une certaine manière nous être déjà disponible. Comme il a été indiqué, nous nous mouvons toujours déjà dans une entente de l’être. C’est à partir d’elle que surgit la question expresse du sens de l’être et la tendance au concept d’être. Nous ne savons pas ce que «être» veut dire. Mais dès que nous demandons «qu’est-ce que l’être», nous nous tenons dans une entente du «est», sans pouvoir fixer conceptuellement ce que le «est» veut dire (…) (Derrida, 1972, 149)
Le sens de l’être n’est pas déterminé d’avance, mais le «nous» le précède une fois que c’est lui qui formule la question de l’être. Derrida questionne l’apparition de ce «nous» dans le discours heideggerien:
Il va donc de soi que ce nous, si simple, si discret, si effacé soit-il, inscrit la structure dite formelle de la question de l’être dans l’horizon de la métaphysique et plus largement dans le milieu linguistique indo-européen à la possibilité duquel est essentiellement liée l’origine de la métaphysique. C’est dans ces limites que le factum peut être entendu et accrédité; c’est dans ces limites – déterminées donc matérielles – qu’il peut soutenir ladite formalité de la question. Il reste que le sens de ces «limites» ne nous est donné que depuis la question du sens de l’être (Derrida, 1972, 149).
Pourquoi l'analyse de Heidegger nous renvoie-t-elle à la métaphysique? En premier lieu, on voit le triomphe de la question principale de la métaphysique concernant le sens de l’être, critère qui définit le «nous» (le questionner le sens de l’être). En deuxième lieu, est-ce que la «question de l’être» n’est pas universelle mais localisée? – c’est-à-dire réservée uniquement à des langues déterminées, comme les langues indo-européennes – et indissociable d’un projet (civilisationnel, linguistique, économique)? En plus, pour Derrida, «la détermination de cette étant exemplaire [le Dasein] est «phénoménologique» dans son principe» (Derrida, 1972, 150). Et le principe phénoménologique qui dirigera l’opération heideggerienne de détermination du Dasein est celui de la présence, «la présence dans la présence à soi, telle qu’elle se manifeste à l’étant et en l’étant que nous sommes»; «Nous, qui sommes proches de nous-mêmes, nous nous interrogeons sur le sens de l’être» (Derrida, 1972, 150). La présence est la valeur suprême qui guide le choix du Dasein comme étant exemplaire, qui le détermine comme factum. De cette façon, chez Heidegger, l’ontologie du Dasein occupe la première place en relation à l’anthropologie:
De même, une «ontologie complète du Dasein» est posée comme la condition préalable d’une «anthropologie philosophique» (…). On voit donc que le Dasein, s’il n’est pas l’homme, n’est pourtant pas autre chose que l’homme. Il est (…) une répétition de l’essence de l’homme permettant de remonter en-deçà des concepts métaphysiques de l’humanitas. C’est la subtilité et l’équivoque de ce geste qui ont évidemment autorisé tous les gauchissements anthropologistes dans la lecture de Sein und Zeit notamment en France (Derrida, 1972, 151).
2.4 La stratégie de la déconstruction
Ce qui s’ébranle peut-être aujourd’hui, n’est-ce pas cette securité du proche, cette co-appartenance et cette co-propriété du nom de l’homme et du nom de l’être, telle qu’elle habite et s’habite elle-même dans la langue de l’Occident, dans son oikonomia, telle qu’elle s’y est enfoncée, telle qu’elle s’est inscrite et oubliée selon l’histoire de la métaphysique, telle qu’elle se réveille aussi par la destruction de l’onto-théologie? Mais cet ébranlement – qui ne peut venir que d’un certain dehors – était déjà requis dans la structure même qu’il sollicite. Sa marge était en son corps propre marquée (Derrida, 1972, 161).
La déconstruction a montré comment le «nous» employé par les philosophes reste dans une relation ambigüe avec le lien qui unit la métaphysique à l’humanisme – l’onto-théo-téléologie. Le dehors, ce qui dépasse les limites de la philosophie et de sa rationalité dans l’intérieur de son histoire, est considéré comme une puissance capable de produire un tremblement du récit occidental. Dans le propre de l’homme, il met en scène l’impropre. Il fournit un autre cadre linguistique avec d’autres grammaires, significations, injonctions etc.
Derrida souligne quelques signes qui paraissent comme étant les indices d'un dépassement de l'humanisme onto-théo-téléologique en France: la réduction du sens10, le pari stratégique, la différence entre l’homme supérieur et le surhomme.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur la centralité du concept de structure pour les structuralistes (Saussure, Lévi-Strauss, Jackobson, Lacan, Barthes, etc.). Hjelmslev définit la structure comme une entité de dépendances internes. Pour Saussure, la langue est relative et oppositive – elle est un système – où chaque élément ne prend sens que dans sa relation et son opposition à d’autres éléments. Dans ce texte de 1968 (Les fin de l’homme), Derrida associe le structuralisme à une nouvellle manière d’aborder la question de l’homme, dès lors qu’il considère non seulement son individualité, mais aussi les «structures», les «systèmes» qui le traversent. Ainsi, l’attention donnée au système et à la structure dans la tradition structuraliste de la métaphysique ne consiste pas à restaurer le motif classique du système et du sens – c’est à dire, à comprendre d’un côté le système comme un ensemble d’éléments interdépendants qui forment un tout isolable ou comme une forme particulière qui vise à englober le réel dans sa totalité, ou, d’un autre côté, à comprendre le sens à partir des présupposés subjectifs ou objectifs – ni à effacer et à détruire le sens, en optant pour une sorte d’irrationalisme. Il s'agit du système et du sens dans ses caractères relationnels, inachevés.
Il s’agit plutôt de déterminer la possibilité du sens à partir d’une organisation «formelle» qui en elle-même n’a pas de sens, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit le non-sens ou l’absurdité angoissante rôdant autour de l’humanisme métaphysique. Or, si l’on considère que la critique de l’anthropologisme par les dernières grandes métaphysiques (Hegel et Husserl, notamment) se faisait au nom de la vérité et du sens, si l’on considère que ces «phénoménologies» - qui étaient des métaphysiques – avaient pour motif essentiel une réduction au sens (c’est littéralement le propos husserlien), on conçoit que la réduction du sens – c’est-à-dire du signifié – prenne d’abord la forme d’une critique de la phénoménologie. Si l’on considère, d’autre part, que la destruction heideggerienne de l’humanisme métaphysique se produit d’abord à partir d’une question herméneutique sur le sens ou la vérité de l’être, on conçoit que la réduction du sens s’opère par une sorte de rupture avec une pensée de l’être qui a tous les traits d’une relève de l’humanisme (Derrida, 1972, 162.)
La langue – point central pour les structuralistes – est l’exemple d’une organisation formelle qui n’a pas de sens en elle-même (comme la démocratie). La syntaxe n’a pas de sens sans être remplie par des mots avec ses significations, mais les significations ne retrouvent leurs expressions que dans la relation entre les mots. À travers de l´étude de la langue, le structuralisme déplace des concepts centraux pour l’humanisme métaphysique – comme ceux d’essence et de fin (une fois que l’existence du sujet est mise en question). Le structuralisme avec cette conception du sens développe une critique à l’égard de la phénoménologie. Un des points de cette critique est que l’analyse structurelle paraissait supérieure à la réduction phénoménologique dans ce qui touche à la question linguistique, où le sujet n’est pas donateur de sens. Lacan, de son côté, pose le problème de l’inconscient, qui ne peut pas être pris en compte par une analyse phénoménologique. En affirmant, après Saussure, que l’inconscient est structuré comme un langage, Lacan ouvre l’analyse structurale à la psychanalyse. Ainsi, le sujet phénoménologique était disqualifié non seulement par la théorie linguistique, mais aussi par la psychanalyse.
Derrida distingue la réduction au sens, opération propre à la phénoménologie, et la réduction du sens11, opération qui concerne à la déconstruction et qui est une critique de la phénoménologie. Ce qui est en jeu dans la réduction au sens est encore le sens, qui pré-suppose une certaine conception ontologique, un certain sens de l’être. Au contraire, la réduction du sens, la critique du signifiant – de la vérité, de l’essence phénoménologique ou du phallogocentrisme – est une des stratégies de la déconstruction.
Le deuxième effet de cet ébranlement de l’humanisme onto-théo-téléologique est «le pari stratégique»:
2. Le pari stratégique. Un ébranlement radical ne peut venir que du dehors. Celui dont je parle ne relève donc pas plus qu'un autre de quelque décision spontanée de la pensée philosophique après quelque maturation intérieure de son histoire. Cet ébranlement se joue dans le rapport violent du tout de l'Occident à son autre, qu'il s'agisse d'un rapport « linguistique » (où se pose très vite la question des limites de tout ce qui reconduit à la question du sens de l'être), ou qu'il s'agisse de rapports ethnologiques, économiques, politiques, militaires, etc. Ce qui d'ailleurs ne veut pas dire que la violence militaire ou économique ne soit pas structurellement solidaire de la violence «linguistique». Mais la «logique» de tout rapport au dehors est très complexe et surprenante. La force et l'efficace du système, précisément, transforment régulièrement les transgressions en «fausses sorties» (Derrida, 1972, 162).
Le deuxième signe du dépassement de l’onto-théo-téléologie est l’ébranlement de la «sécurité du proche» (théme qui sera abordé particulièrement avec les attentats terroristes de 2001 et les écrits de Derrida qui l'ont suivi à ce propos). Le dehors ici s’approche de l’autre non-conceptualisé ou integré. Quel est le rapport de l’Occident à son autre? La déconstruction se meut dans cette questionnement. Mais, elle reconnaît à la fois que s’installer dans cet autre, en perdant le rapport critique avec l’Occident, est se laisser engloutir par la force efficace du système. C’est pour cela que devant cette stratégie de rapport avec le dehors, l’autre, Derrida trace deux voies:
Compte tenu de ces effets de système, on n'a plus, du dedans où «nous sommes», que le choix entre deux stratégies:
1. tenter la sortie et la déconstruction sans changer de terrain, en répétant l’implicite des concepts fondateurs et de la problématique originelle, en utilisant contre l’édifice les instruments ou les pierres disponibles dans la maison, c’est-à-dire aussi bien dans la langue. Le risque ici est confirmer, de consolider ou de relever sans cesse à une profondeur toujours plus sûre cela même qu’on prétend déconstruire. L’explicitation continue vers l’ouverture risque de s’enforcer dans l’autisme de la clôture;
2. décider de changer de terrain, de manière discontinue et irruptive, en s’installant brutalement dehors et en affirmant la rupture et la différence absolues. Sans parler de toutes les autres formes de perspectives en trompe-l’oeil auxquelles peut se laisser prendre un tel déplacement, habitant plus naïvement, plus étroitement que jamais le dedans qu’on déclare déserter, la simples pratique de la langue réinstalle sans cesse le «nouveau» terrain sur le vieux sol. On pourrait montrer sur des exemples nombreux et précis les effets d’une telle réinstalation ou d’un aveuglement (Derrida, 1972, 162).
La stratégie de la déconstruction passe, plutôt, par un mélange entre les deux styles. C’est-à-dire que, d’un côté, la déconstruction préserve le contact avec la tradition philosophique, mais non de façon neutre. Elle revisite l’histoire des concepts pour reconstruire l’architecture conceptuelle de la philosophie, sans s’enfermer dans cette histoire. De l’autre, elle s’installe dehors, produit des coupures, sans oublier l’efficacité du système à réinscrire ses opérations. C’est pour cela que la déconstruction réclame un nouveau style d’écriture.
Il va de soi que ces effets ne suffisent pas à annuler la nécessité d’un «changement de terrain». Il va de soi aussi qu’entre ces deux formes de déconstruction le choix ne peut être simple et unique. Une nouvelle écriture doit en tisser les deux motifs. Ce que revient à dire qu’il faut parler plusieurs langues et produire plusieurs textes à la fois (Derrida, 1972, 163).
Le troisième signe de cet ébranlement est la différence entre l’homme supérieur et le surhomme dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885) de Nietzsche. L’homme supérieur, avec son cri de détresse, critique et dénonce l’humanisme. Il sait de la mort de Dieu et comprend sa signification – le monde est un jeu de dés. Les hommes supérieurs sont tourmentés par les grandes énigmes de la métaphysique. Ils gardent un ressentiment de Dieu (qui ne se dévoile pas), ils se sentent trompés, ce que montre la connexion profonde de l’athéisme ou de l’agnosticisme avec la pensée théologique. Malgré leur athéisme, les hommes supérieurs cherchent Dieu partout:
(…) je me courbe et je me tords, tourmenté par tous les martyres éternels, frappé par toi, chasseur le plus cruel (…) Que regardes-tu encore, toi que ne fatigue point la souffrance humaine, avec un éclair divin dans tes yeux narquois? Tu ne veux pas tuer, martyriser seulement, martyriser? Pourquoi – me martyriser? Dieu narquois, inconnu? (…) Et tu me martyrises, fou que tu es, tu tortures ma fierté? Donne-moi de l’amour, – Qui me chauffe encore? qui m’aime encore? – Donne-moi des mains chaudes, donne-moi des cœurs-réchauds (…). (Nietzsche, 1903, 369)
Zararathoustra découvre que les hommes supérieurs ne pourront pas le suivre, parce qu’ils n’ont pas encore appris à rire ni à danser. Les hommes supérieurs sont décadents - «un moribond à qui l’on chauffe les pieds» (Nietzsche, 1903, 369). Zarathoustra comprend que le désespoir est à la base de la perspective de l’homme supérieur. Pour Derrida, l’homme supérieur indique la veille, le jour qui précède le jour qui va arriver et qu’il prépare. Malgré le fait que l’homme supérieur sache qu’il n’existe pas de sens prédéterminé pour la vie chez l’homme, il cherche encore un substitut qui occupe les anciennes fonctions de Dieu (on pourrait dire, le caractère ambigu tel qu’il renvoie à la théologie dans le concept de «réalité humaine» chez Sartre, à la «présence» et le «propre» chez Heidegger).
Zarathoustra est un héraut de l’avenir, un critique de l’humanisme et un grand humaniste, qui dissémine sa doctrine du dépassement de l’homme par le surhomme (ou au-delà de l'homme). Il annonce la mort de Dieu comme une bonne nouvelle, qui permet à l’homme de recréer son existence hors du partage chrétien du Bien et du Mal et des modèles de vertue qui sont propagés tout au long de l’histoire de la philosophie, action indissociable d'une éthique, comme la spiritualisation des passions, qu'il expose dans le Crépuscule des idoles (1889) et dans l'éternel retour. Zarathoustra est un nom propre, un roman et non un concept – un «personnage conceptuel», dirait Gilles Deleuze – qui ne s’inscrit ni dans l’ordre de la vérité, dès lors qu’il accompagne l’ordre des événements et se transforme. Zarathoustra est donc le signe d’une rupture dans le style philosophique, dans la manière de faire de la philosophie, en agissant dans la limite du concept et dans le concept de la limite, comme l’aurait voulu Derrida dans la préface de Marges de la philosophie. La question qui se pose est de savoir si Nietzsche a vraiment surmonté les limites de l’onto-théo-téléologie en ouvrant un autre espace pour la pensée.
Le premier [l’homme supérieur] est abandonné à sa détresse avec un dernier mouvement de pitié. Le dernier [Zarathoustra] qui n’est pas le dernier homme – s’éveille et part, sans se retourner sur ce qu’il laisse derrière lui. Il brûle son texte et efface les traces de ses pas. Son rire alors éclatera vers un retours qui n’aura plus la forme de la répétition métaphysique de l’humanisme ni sans doute davantage, «au-delà» de la métaphysique, celle du mémorial ou de la garde du sens de l’être, celle de la maison et de la vérité de l’être. Il dansera, hors de la maison, cette aktive Vergesslichkeit, cette «oubliance active» et cette fête cruelle (grausam) dont parle la Généalogie de la morale. Nul doute que Nietzsche en a appelé à un oubli actif de l’être: il n’aurait pas eu la forme métaphysique que lui impute Heidegger (Derrida, 1972, 163).
Nietzsche ne propose pas une définition de l’homme ou de l'essence, mais plusieurs formules, types, personnages qui ne forment pas un système achevé. L’apparent binarisme – l’«homme supérieur» et le «surhomme» – ne marque que deux oppositions, celles de l’humanisme et de l’antihumanisme, dont les entrecroisements sont plus complexes comme on peut le voir dans les métamorphoses de Zarathoustra et sa relation avec les animaux, ou dans les profonds mélanges entre ces deux tendances philosophiques. Mais déjà Zarathoustra ouvre un autre espace que celui de la maison du sens, de la vérité et de l’essence: le drame de Zarathoustra peut être perçu comme un espace de la pensée, traversé de rêves, de symboles, d’animaux qui parlent et échangent avec lui, toujours en contact avec des personnages peu communs, comme le nain, le macaque, le devin, le funambule etc. Dans cet espace, le partage entre le vrai et le faux, l’apparence et le réel, l’être et le non-être, n’est pas clair. Nietzsche a suivi la voie d’un oubli de l’être (qui se perçoit toujours dans la présence), où l'un n'est qu’une mirage de la multiplicité immanente, comme dira Derrida dans Éperons – les styles de Nietzsche (1978), qui s'offre aux plis et replis (la fête cruel), irréductible à une circularité ou figure (comme Nietzsche en tant que dernier métaphysique chez Heidegger). Différent de Heidegger que, à l’inverse, lance un appel vers l'être.
L’oublie active, citée par Derrida (dans le passage au-dessus), est une force active contre le ressentiment, un pharmakon contre la rage et la vengeance, qui peut nous rapprocher de l’amour. L’homme supérieur change, celui de la Généalogie de la morale (1887) n’est plus le même de Ainsi parlait Zarathoustra. Là, le ressentiment était le sentiment majeur de l’homme supérieur, qui veut dévoiler le sens de l’être même face à la mort de Dieu. Dans la Généalogie de la morale, l’homme supérieur aime ses ennemis (comme Dieu) et les oublie. Derrida explore cette évolution du personnage comme une possible transformation de l’onto-théo-téléologie qui ne soit pas une destruction, dans le sens heideggerien (qui, comme on a vu, ne peut pas, par la nature même du langage, accomplir sa promesse, en restant lié – à travers la présence et le «propre» – à l’humanisme métaphysique).
Il s’agit de dépasser l’époché du sens. Oublier l’être est, donc, ouvrir perspectives différentes de celles de l’onto-théo-téléologie et qui s’approchent de sa clôture, comme le fait l’oeuvre de Nietzsche. De plus, l’oublie active est déjà une éthique qui exige une autre orientation de la pensée et des sentiments. Tout cela contient les symptômes d’un homme nouveau (l’homme noble), qui accède à soi-même par moyen d'une nouvelle humanitas, en empêchant la cristallisation de l'être, en suivant, dans les mots de Derrida, les traces.
Nietzsche met aussi en évidence la cruauté humaine, qui depuis Aristote jusqu’à Schopenhauer a été considérée comme du hors humain. La phénoménologie, avec le concept de conscience, et Heidegger avec le propre de l’humain, tendent à l’exclure du régne de l’humanité. Nietzsche emprunte à la cruauté une dimension historique inséparable d’un instinct humain. La «fête cruelle» que Derrida mentionne évoque le sens d’une réflexion sur l’humanité de l’homme: est-ce que l’on peut admettre les instincts les plus bas de l’homme dans la pensée? Ou seront-ils toujours réprimés? Que dire de l’inhumain dans l’homme?
3 La question de l’éthique dans Les fins de l’homme
On passe maintenant à l’étude de la réception de l’œuvre de Derrida par une certaine critique philosophique et littéraire. Un des principaux développements théoriques de ce texte concerne la question de l’éthique. Est-ce qu’il existe une éthique chez Derrida, est-ce que ce «nous» - qui apparaît dans la fin de Les fins de l’homme contient une éthique? Sa position à propos de cette question a été à plus d’un titre ambigüe: si, d’un côté, il refuse l’inscription de la déconstruction comme un méthode ou une discipline du corpus philosophique, en l’éloignant de la morale; d’un autre côté, il insiste sur le fait que le souci éthique hante ses écrits depuis le début.
Le présent travail se positionne contre deux lectures dominantes de Derrida. La première est celle de l’école de Yale, où l'on défend l’idée de la déconstruction comme un free play chez Derrida. Derrida serait un penseur anti-réaliste, à la limite un relativiste, car il refuserait toute la philosophie de la représentation. Derrida, penseur de la dissémination, ferait une espèce d’ultraphénomenologie où il refuserait l’existence du sens. Aucun sens ne pourrait se fixer complétement et le lecteur resterait dans un réseau de jeux textuels (Neto, 2014, 19). De ce point de vue, les préoccupations de Derrida ne concerneraient pas à l’éthique – dès lors que le free play n’obéit pas à un devoir – mais se tourneraient vers une philosophie du langage. L’autre interprétation par rapport à laquelle nous prenons une certaine distance est celle de Martin Hägglund, dans Radical atheism (2008). Hägglund affirme qu’il n’y a pas de tournant éthique chez Derrida (ce à quoi nous souscrivons) – non à cause d’une éthique qui traverserait dès le début ses écrits (notre hypothèse) – mais du fait d’un athéisme qui parcourrait toute son oeuvre et qui empêcherait l'existence d’une éthique (Hägglund, 2008, I). Au contraire, nous trouvons une orientation commune dans les commentaires de Crichtley, en réaffirmant sa thèse d’une éthique de la déconstruction chez Derrida, laquelle garde une très grande proximité avec la pensée de Lévinas, visible depuis les années 60 dans Violence et métaphysique. Ramond fait partie de ceux qui observent également le rapport éthique de la déconstruction quand il écrit que «Derrida ne cesse en effet de soutenir que la déconstruction, loin d’être une attitude de repli, est le mouvement même de l’attention à autrui» (Ramond, 2007, 15).
Les travaux de Critchley et Nault marquent cette continuité de la question éthique chez Derrida, notamment à partir des années 80. Notre objectif est faire reculer un peu cette date de l’apparition du souci éthique chez Derrida, en montrant que déjà dans Les fins de l’homme, il met en jeu une éthique de l’altérité, une éthique du devoir et une éthique de la question.
S’il n’y a pas de fins, l’éthique ne serait-elle pas la perpétuation d’une métaphysique qui cache ses présupposés ontologiques – comme le soulignent Alain Renault et Luc Ferry (2013) – et qui doit être infiniment déconstruite? La conclusion serait qu’il n’y aurait pas d’éthique de la déconstruction. Cette dernière, au contraire, serait éternellement un discours contre les fins, comme on l’a vu dans la critique de l’humanisme. Cette critique se réduirait à une critique du finalisme et se conformerait à une critique de valeurs sans rien proposer de positif, car le proposer serait déjà se mettre en contact avec un récit universalisant. Et, pourtant, cette critique serait habitée, paradoxalement, par des éléments de langage comme il faut, nous devons qui renvoient bien à une éthique.
3.1 Peut-on parler d’éthique chez Derrida?
Le débat à propos d’une éthique chez Derrida a été marqué par l'interprétation de sa filiation supposée à la pensée de Heidegger ou de Lévinas12. En règle générale, ceux qui privilégient les relations entre Derrida et Lévinas, défendent l’existence d’une éthique chez Derrida, certainement loin des présupposés théologiques qui ont guidé l’éthique classique. Mais, il y a aussi un certain nombre de critiques qui ont privilégié le rapport Heidegger-Derrida, en déclarant l’impossibilité d’établir une éthique dans ce dernier, dès lors que suivant Heidegger, Derrida aurait considéré que l’éthique était toujours guidée par des présupposés ontologiques. Ou, dans le mots de Critchley: «On suppose que l'éthique, conçue comme une branche de la philosophie, à savoir la philosophie morale ou le raisonnement pratique, est un domaine d'investigation - comme la logique ou la physique - qui présuppose le fondement philosophique ou métaphysique que la déconstruction déconstruit» (Critchley, 1999, 2).
Notre objectif ici n’est pas, cependant, de faire revivre cette querelle. Derrida lui-même, plus d’une fois, a annoncé les préoccupations éthiques qui traversent ses écrits – et non seulement celles des années 9013. Critchley accompagne les dévelopements successifs de ce souci éthique dans l’oeuvre de Derrida. Différent de l’orientation de l’école de Yale, ou de celle suivie par Hägllund (où il n’existe pas d’éthique chez Derrida), Critchley reconnait la double influence de Heidegger et de Lévinas dans la formulation de l’éthique chez le philosophe. Aussi Nancy (de qui Crichley s’inspire) avait-il montré, à Cerisy (1981), l’existence de ce qu’il appelle éthicité de l’éthique et cette double présence de Lévinas et Heidegger dans la formulation de ce champ.
Selon Nault, cette éthique de Derrida a été déjà formulée de plusieurs manières: une «éthique de la promesse», une «éthique du survivant», une «éthique de l’hospitalité», «une éthique du don», une «éthique de l’intempestif», une «éthique de la décision», une «éthique de la littérature». Nault admet qu’il était étonné d’entendre Derrida parler de l’hospitalité de façon éthico-politique, tandis que son expérience, en tant que lecteur de Derrida, était plus proche de la relation du philosophe français avec Heidegger et Nietzsche. Il confirme donc que, s’il est possible parler d’une date pour un tournant éthique de Derrida, ce serait les années 90, mais il ajoute ensuite que ce moment n'a rien d'un événement, parce qu ’il s’annonçait, se préparait, s’anticipait: «il avait déjà eu lieu en quelque sorte» (Nault, 2005, 7).
C’est au début des années quatre-vingt-dix que Derrida a inauguré une série de séminaires ayant tous pour titre général «Questions de responsabilité». Cette série de séminaires a porté successivement sur «Le témoignage» (à partir de 1992), «L’hospitalité» (à partir de 1995), «Le parjure et le pardon» (à partir de 1997), «La peine de mort» (à partir de 1999) puis «La bête et le souverain» (à partir de 2001). Mais cette série de séminaires avait été précédée d’une autre inaugurée quelques années auparavant, intitulée «La nationalité et le nationalisme philosophique», où les questions éthiques et politiques avaient aussi trouvé un lieu d’expression. Ainsi, en 1985-1986, Derrida avait abordé la question du «théologico-politique», puis, quelques années plus tard, il avait tenu un séminaire sur «Manger l’autre: rhétoriques du cannibalisme». Parler d’un «tournant éthique» et le situer au début des années 1990 trahit ainsi une méconnaissance ou une sous-estimation des travaux d’enseignement des années quatre-vingts, qui révélaient déjà les fortes préoccupations éthiques et politiques de Derrida (Nault, 2005, 8).
Différemment de nous (qui reconnaissons le bien fondé du propos de Nancy), Nault considère comme premier exemple de critique dédiée à la question éthique chez le philosophe de la déconstruction celle de Christopher Norris (1992), qui écrit que le travail de Derrida a le mérite de «poser des questions éthiques et de responsabilité» (Nault, 2005, 10).
Comme l’écrit Fuh (2003), Derrida lui-même présente sa crainte d’une moralisation de la déconstruction, de faire de la déconstruction un principe, une méthode, une loi. Pourtant, il parle d’éthique depuis ses premiers livres comme De la grammatologie (1967) et L’écriture et différence (1967) jusqu’à ses derniers livres, sur la peine de mort, l’hospitalité, la justice.
Pourquoi Derrida s’oppose-t-il à ce que sa pensée soit convertie dans une éthique? On peut essayer une réponse heideggerienne: l’éthique a été toujours guidée par des présupposés métaphysiques implicites. L’orientation de Derrida est de se placer dans l’espace entre la clôture et la fin de la métaphysique, c’est-à-dire, de forcer la métaphysique occidentale moderne en direction de son impensable pour qu'elle devienne plus consciente de ses limites (comme le carnophalogocentrisme, l’ethnocentrisme, le rapport à l’autre) et en forgeant des stratégies nouvelles de combat contre elle (une nouvelle écriture, le mélange entre les styles, la réduction du sens, l’émergence des traces).
Critchley préfère parler d’une pression croissante parmi les lecteurs14 de Derrida pour comprendre les implications de la déconstruction dans sa vie pratique: «Ce sont des questions posées par le lecteur qui, avec plaisir et patience, a lu le travail de Derrida, mais qui souhaite maintenant, avec impatience peut-être, remettre en question la demande que lui pose ce travail. Je soutiens que ce sont des questions qui exigent une réponse éthique, qui appellent la lecture déconstructive à la responsabilité, à être responsable» (Critchley, 1999, 1).
Pour Nault, il ne faut pas faire de synthèse sur la postion éthique de Derrida: «une telle entreprise apparaît non seulement vouée à l’échec, mais contraire à cela même qui est en jeu dans la déconstruction, c’est-à-dire à ce que la déconstruction met en jeu» (Nault, 2005, 2). Comme on l’a vu dans la citation précédente la déconstruction ne doit pas être pensée dans le singulier, car elle est plurielle. Nault préfère parler de multiplicité de stratégies et des points de vue qui coexistent chez Derrida. Il cite Derrida, qui refuse expressément l’idée d’un tournant éthique:
Il n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de political turn ou ethical turn de la «déconstruction» telle, du moins, que j’en fais l’expérience. La pensée du politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique (...). Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne se passe rien de nouveau entre, disons, 1965 et 1990. Simplement, ce qui se passe reste sans rapport et sans ressemblance avec ce qui pourrait donner simplement à imaginer la figure du turn (…) (Derrida,2003, 64)
Pour Nancy, les préoccupations éthiques de Derrida sont évidentes et traversent la totalité de son oeuvre, dès La grammatologie et La voix et le phénomène (1967), et ses livres plus récents (dans le moment où Nancy écrit, 1981), Glas (1974) et La carte postale (1980). Même sans l’appui d’une partie centrale de l’oeuvre de Derrida pour le débat éthique – celle des années 80 et 90 – Nancy est capable de dégager ce qu’il appelle (avec Derrida), l’éthicité de l’éthique. Cela veut dire que l’éthique ne peut pas être penser comme un simple prolongement des tendances humaines. Elle repose sur la loi, qui se dirige toujours vers une liberté qui la précède. L’intérêt de Derrida n’est pas, de ce fait, énoncer une nouvelle loi, mais penser les conditions de possibilités de toute loi.
3.2 Une éthique de l’altérité
Qu’est-ce que signifie une éthique de l’altérité?
L’autre n’est pas déterminable. Il advient, il apparaît comme un événement. On ne peut pas être sûr de sa présence, on ne peut pas prévoir son arrivée. L’autre, depuis Derrida, fournit l’image de la transcendance qui n’est plus, pourtant, celle de Dieu ou du «Je», eux mêmes vus comme des versions de l’altérité. L’autre, dans ses figurations, n’est plus l’ennemi, soumis à une vigilance et à un contrôle constants – comme dans la pensée politique fondée sur l’idée d’identité nationale et dans la fortification des frontières – ni l’exotique romantique de la fin du XIXéme siècle, qu’on expérimente de façon fugace, localisé, à la recherche d’une expérience momentanée d’autres mondes. Derrida cristallise dans une formule, présente dans D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, le rapport avec l’autre et le devoir de l’accueillir: «Viens!».15
Il [le «Viens!»] ne se laisse pas plus arraisonner par une onto-théo-eschatologie que par une logique de l’événement, si nouvelle soit-elle et quelque politique qu’elle annonce. En ce ton affirmatif, «Viens» ne marque en soi ni un désir, ni un ordre, ni une prière, ni une demande. Plus précisément, les catégories grammaticales, linguistiques ou sémantiques depuis lesquelles on le déterminerait ainsi sont traversées par le «Viens». Celui-ci, je ne sais pas ce que c’est, non parce que je cède à l’obscurantisme mais parce que la question «qu’est-ce que c’est» appartient à un espace (l’ontologie, et depuis elle les savoirs grammaticaux, linguistiques, sémantiques, etc.) ouvert par un «viens» venu de l’autre. (Derrida, 2005, 93)
L’autre est avant la philosophie (et à sa question fondatrice selon Heidegger – Qu’est-ce que..?) et, de cette façon, antérieur à toutes ses déterminations ontologiques. L’autre, même seul, n’arrive pas seul (il porte l’événement). Le «viens» qui accompagne la relation avec l’autre est condition de l’événement – de cet événement qui est le vis-à-vis avec ce qui n'est pas moi. Cet autre, héritier, sur quelques aspects de la pensée de Lévinas (mais aussi de la psychanalyse16) constitue une notion centrale de ce champ pré-éthique17 qui est en question chez Derrida (à côté d’autres concepts comme le devoir, la justice, l’hospitalité, le don, le pharmakon, par exemple). Dans Violence et métaphysique, Derrida reconnaît dans la philosophie de Lévinas18 cet appel à une éthique de l’altérité:
Cette pensée en appelle à la relation éthique — rapport non violent à l'infini comme infiniment-autre, à autrui — qui pourrait seule ouvrir l'espace de la transcendance et libérer la métaphysique. Cela sans appuyer l'éthique et la métaphysique sur autre chose qu'elles-mêmes et sans les mêler à d'autres eaux en leur surgissement. (Derrida, 1967 (1), 123)
On voit, par cette citation, la position singulière que Lévinas prend dans l’histoire de la philosophie pour Derrida. Cricthley souligne ce que cette proximité entre Lévinas et Derrida apporte à l’éthique:
“Si le dialogue textuel entre Derrida et Lévinas est en quelque sorte exemplaire, donc son exemplarité consiste dans la manière dont chaque moment du dialogue, la succession de rencontres textuelles, remet en question chacun des deux penseurs et les conduit à un niveau plus profond que celui de l'ontologie du questionnement (qu'est-ce que x?) - à savoir la responsabilité de l'Autre (CRITCHLEY, 1999, p.12).
Critchley considère que le thème de la responsabilité précède celui de la question. La responsabilité appartient aussi au champ pré-éthique: sans responsabilité, la loi, les règles sont de simples énoncés vides. La responsabilité ne part pas de la division entre l’extérieur et l’intérieur: je garde (à travers l’inconscient) l’autre en moi, de façon que la responsabilité de l’autre ne peut pas être différenciée d’un regard sur soi, sur la multiciplicité hétérogène qui nous constitue. Critchley remarque plusieurs points communs entre Lévinas et Derrida, comme, par exemple, le partage de la tradition de pensée juive et d'une certaine phénoménologie; la conception du texte, où Derrida, cité par Critchley (1999, 121), commente l’hétérogénéité de l’écriture de Lévinas, tissée par des relations d’altérité; le souci éthique, présent, dans les années 60, dans l’essai Violence et métaphysique, où Derrida présente une lecture déconstructive en rapport avec l’éthique de Lévinas. Dans le sens inverse, Lévinas écrit Tout autrement (1973), où il proposerait une lecture éthique de la déconstruction (1999, 121). Critchley continue: «J'affirmerai qu'il existe certaines similarités thématiques et stratégiques entre la pensée de Derrida et de Lévinas qui permettent à la fois de comprendre la déconstruction comme une demande éthique et l’éthique comme devant être abordée par la déconstruction.» (Critchley, 1999, 12). Comme nous le voyons, l’autre est une question centrale partagée par les deux penseurs. Sur cette relation Bernardo considère que:
Je dirais que l’extraordinaire proximité (de pensée) entre Derrida et Lévinas se remarque précisément au niveau de l'hyper radicalité ou de l'extra-vagance de leur pensée et de ce qui les a incités à penser et/ou leur a donné à penser: à savoir, l'autre, le tout autre, considéré comme limite, comme une vraie limite, une limite absolue de la philosophie dans son tissu à dominant ontologique. La méta-éthique lévinasienne et la déconstruction de Derrida sont en réalité des pensées de l’altérité absolue (...) (Bernardo, 2008, 41).
Ainsi, après avoir examiné brièvement le sens de cette éthique de l’altérité, aperçu qui est l’autre, et considéré l’influence de Lévinas sur Derrida dans la formulation de cette éthique (ou champ pré-éthique), nous passons à la deuxième caractéristique de cette éthique qui est la réflexion sur le devoir.
3.3 Une éthique du devoir
Imaginons qu’il [Derrida] répondait [à la question «Quand écrirez-vous une éthique?»]: écrire une éthique? mais que veut dire écrire la loi? S’agit-il de recopier son énoncé pur et transcendant, ou bien est-ce dans l’écriture que la loi se tracerait? l’écriture pourrait-elle être légiférante? (Nancy, 2013, 165)
Ce passage, chez Nancy, montre l’indisposition de la philosophie de Derrida de penser l’éthique dans le même cadre que celui de la pensée traditionnelle. Or, dit Nancy, s’il y a n’y a pas une éthique chez Derrida, il faut savoir pourquoi: «Demandons alors à Derrida (…): quelle est ton éthique? Quel est le ressort évaluateur et la fin axiologique de ta pensée? À quoi obéis-tu? Quel est ton devoir?» (Nancy, 2013, 166). Nancy expose un extrait de Marges de la philosophie, pour montrer comment opère le devoir dans le texte de Derrida qu’il cite: «elle (la déconstruction) doit par un double geste, une double science, une double écriture, pratiquer un renversement de l’opposition classique et un déplacement général du système» (Derrida, 1972, 392). Or, selon ce passage, la neutralisation des présupposées éthiques n’est pas suffisante – la déconstruction doit produire un renversement des oppositions qui orientent l’éthique. Cette affirmation nous mène à penser que la déconstruction n’est pas un travail marqué par la négativité, mais qu’elle est proposition et qu’elle doit nous donner une autre image de l’éthique. Selon Nancy: «il y a bien un devoir d’autre-discours, en vue d’une pratique d'autre-discours. Toute une éthique s’y implique.» (Nancy, 2013, 167). L’intention de Nancy est de montrer qu’une exigence éthique traverse le texte derridien.
Il est donc possible que vienne se loger là (...) une singulière nécessité sans raison, une dé-monstration sans preuve, un «il faut» qu’il ne faut pas légitimer dans le discours, un devoir, par conséquent, au statut parfaitement ambigu ou indécis, théorique ou moral, mais aussi bien ni théorique, ni moral. Un devoir qui s’écarterait décidément, tout en restant devoir, de ce devoir philosophique que la philosophie a toujours déduit ou voulu déduire de raisons théoriques – et mieux encore, un devoir qui, en restant devoir, s’écarterait décidément du devoir philosophique, c’est-à-dire de cette obligation et de cette fin que la philosophie se donne toujours sur le fond du modèle aristotélicien: ou la theoria comme praxis même de la sophia. Ce devoir «écarté», nous ne le produirons donc pas philo-sophiquement. Mais il n’est pas impossible qu’il vienne à se «démontrer» - c’est-à-dire, peut-être, à s’imposer. (Nancy, 2013, 168)
Cette idée de l’éthique – cette idée du devoir – aurait un autre sens (à déterminer) qui ne serait pas le même que celui de la tradition philosophique qui pense toujours le devoir à partir de raisons théoriques. Comme ce devoir n’est pas théorique (il n’admet plus la division binaire entre theoria et praxis), il est en rupture avec la tradition d’Aristote. Cette tradition avait compris la theoria comme praxis d’une sophia, d’une sagesse à laquelle juste le sage (et ses images, comme celle du philosophe) a accès et à laquelle il donne accès. Le devoir chez Derrida ne serait pas produit philo-sophiquement, selon les exigences d’une sagesse et d’un modèle de vertu déjà ordonnés. Suivant un autre régime (qu’on pourrait brièvement nommer celui du «apprendre à vivre», irrédutible à une théorie), le devoir, chez Derrida, ne se démontre pas, mais cela ne veut pas dire qu’il soit dogmatique, une fois que le devoir se confond avec le questionnement.
Selon Nancy, Derrida aurait déjà répondu à la question du devoir. Le texte de référence est Violence et métaphysique et le passage est le suivant:
Que la philosophie soit morte hier (…) ou qu’elle ait toujours vécu de son savoir moribonde (…); qu’elle soit morte un jour (…) ou qu’elle ait toujours vécu d’agonie (…); que par-dela cette mort ou cette mortalité de la philosophie, peut-être même grâce à elles, la pensée ait un avenir (…); plus étrangement encore, que l’avenir lui-même ait ainsi un avenir, ce sont là des questions qui ne sont pas en puissance de réponse.» et, un peu plus loin: «Peut-être même ces questions ne sont-elles pas philosophiques, ne sont-elles plus de la philosophie» (Derrida, 1967 (1), 117)
Le passage trace une relation entre la dite mort de la philosophie et l’avenir de la pensée, où la première génère et force le second. L’avenir est possible seulement à partir de morts successives. Derrida s’étonne face à l’étrangeté d’un tel avenir impensable. Sur ce passage, Nancy commente: «cette impossibilité de la réponse à la fin de la philosophie et à la question de sa fin, ou de ses fins, est évidement liée à la structure et par nature à l’impossibilité de prouver qu’il faut la fin, ou les fins de la philosophie. Et c’est ici, précisément, que va surgir le devoir» (Nancy, 2013, 169). Une question s’annonce avant même que l'on rentre dans le domaine de l’éthique: comment prouver la nécessité des fins?
L’éthique a toujours été, selon Nancy, une téléonomie – une étude des lois de la finalité. Cette téléonomie avait pour centre l’homme, un étant dont l’existence est finie. Le souci de l’éthique serait d’introduire dans l’existence humaine l’infinitude. À la différence d’une «éthique de la finitude» (Nancy, 2013, 171), Derrida proposerait la finitude comme éthique. Tandis que dans l’histoire de la philosophie, la fin de l’éthique est de surmonter la finitude (en se l’appropriant), chez Derrida, la finitude apparaît comme «désappropriation de la fin» (Nancy, 2013, 171): «Le devoir s’indiquerait donc ainsi comme l’ouverture – et la question – de l’ethos propre du non-propre. - Ouverture et question d’un ethos unheimlich, c’est-à-dire d’une contradiction in adjecto si ethos veut dire heim, chez soi, lieu familier, tanière de l’animal, caverne ou antre de l’homme» (Nancy, 2013, 172). Il ne s’agit plus, chez Derrida, d’une éthique du propre de l’homme, par laquelle il arrive à la transcendance – l’infinitude. Il s’agit d’une éthique de l’étranger, de l’inquiétant, du troublant. Cette détermination de l’éthique peut toujours être appropriée par l’ethos métaphysique, qui transforme le non-propre en propre, dans un mouvement intrinsèque de la philosophie et son logos.
3.4 Une éthique de la question
Une injonction s'annonce: la question doit être gardée. Comme question. La liberté de la question (double génitif) doit être dite et abritée. Demeure fondée, tradition réalisée de la question demeurée question. Si ce commandement a une signification éthique, ce n'est pas d'appartenir au domaine de l'éthique, mais d'autoriser ultérieurement — toute loi éthique en général. Il n'est pas de loi qui ne se dise, il n'est pas de commandement qui ne s'adresse à une liberté de parole. Il n'est donc ni loi ni commandement qui ne confirme et n'enferme — c'est-à-dire qui ne dissimule en la présupposant — la possibilité de la question. (Derrida, 1967 (1), 119)
Dans Les fins de l’homme (et comme il est fréquent dans les textes de Derrida) le questionnement ne s’arrête pas – il résiste jusqu’à la fin du texte: «Mais qui, nous?». Il n’a pas la promesse d’une réponse, d’une solution finale, d’un point d’arrêt, mais d’une émersion continue des problèmes, des difficultés de lecture et de traduction, de bifurcations dans la pensée, où se jouent la critique de l’humanisme et le lien entre Heidegger et la métaphysique. La question tourne en direction du propre discours de Derrida, en empêchant son intégration à l’ordre simple de la vérité. On voit que la question exige un discours qui loin de se purifier de ses contradictions, de ses limites et impasses, les expose au lecteur, en créant de multiples perspectives irréductibles à une unité ou à une synthèse.
Le mot éthicité nous renvoie à Kant et à une certaine indistinction entre éthicité et moralité qui traverse son oeuvre ou plus précisément, à un point où l’éthicité doit fonder la moralité. Est-ce que Derrida a suivi, sur ce point précis, les indications de Kant? Dans la Critique de la raison pratique (1788), Kant se propose de chercher le principe fondamental de la moralité, en ayant comme objectif de montrer que toute doctrine morale qui s’appuie sur des considérations empiriques est fausse. Il veut donner à l’éthique une base exclusivement rationnelle et aprioristique. L’éthicité est l’ensemble des normes, coutumes et formes de vie qui se présentent comme obligatoires – c’est ce que Kant a défini comme l’impératif catégorique. Sa quête était de fonder les actions humaines sur une conversion de la raison pure en raison pratique. Pour Kant, la différence entre le bon et le mauvais est constitutive à la raison humaine. Il identifie une loi morale universelle valable pour tous, dans toutes sociétés, tout au long du temps. Cette loi universelle est une prescription portant sur le comportement. Kant considère juste la forme de l’action morale, indépendante de son contenu. La loi morale est, donc, un impératif catégorique.
Pour Derrida, le domaine de l’éthicité et celui de la moralité sont différenciés. L’éthicité se meut au sein d’un questionnement, en contrastant avec la loi qui est plus proche, dirait Kant, du commandement. Chez Derrida – et comme le pense Nancy – la question est de savoir comment ce principe (pré-) éthique – la question – est capable de bouleverser tous les principes par l’effet de son caractère anarchique et antinomique: la question se maintient debout face aux impératifs et les soumet à un traitement spécifique (dans le cas de Derrida, par exemple, la question sur l’impensable des concepts dans l’histoire de la philosophie).
Ces questions devraient être néanmoins les seules à pouvoir fonder aujourd’hui la communauté de ceux que, dans ce monde, on appelle encore des philosophes (...).
Communauté de la décision, de l’initiative, de l’initialité absolue, mais menacée, où la question n’a pas encore trouvé le langage qu’elle a décidé de chercher (…). Communauté de la question sur la possibilité de la question. C’est peu – ce n’est presque rien - mais là se réfugient et se résument aujourd’hui une dignité et un devoir inentamables de décision. Une inentamable responsabilité. (Derrida, 1967 (1), 118)
Pour Nancy, le «devrait» hypothétique que Derrida utilise dans ce passage se montre, en réalité, comme catégorique. La communauté – sa création, son destin – est indissociable de l’idée du devoir (de tenir la question et, particulièrement, celle des fins) et, de cette façon, d’un impératif éthique: «il y a donc un devoir – ou, si vous voulez, un devoir se décide, un devoir final dans tous les sens de l’expression, le devoir de la question, du maintien de la question des fins ou des questions de la fin de la philosophie» (Nancy, 2013, 169). On sait que la dignité est le thème par excellence de l’humanisme, et si le questionnement porte une nouvelle dignité c'est dans le sens où il ouvre à un humanisme à venir.
Cet impératif peut être lu à partir de l’interprétation de Heidegger du problème de l’éthique. Selon Nancy, pour Heidegger, l’acte de questionner19, qui n’accepte ni normes, ni dogmes, ni principes stables permanents - surmonte toute éthique, mais reste comme impératif pour le penseur. Ainsi, comme dit Nancy, «l’éthique suprême, et pré ou post-éthique, serait celle de l’acte de la pensée, entendu en l’occurrence comme un «questionner» infini» (Nancy, 2013, 170).
Mais Nancy rapproche Heidegger d’Aristote du fait de la conception de la theoria comme praxis. Pour Nancy, cette conception de l’éthique n’explique pas complétement le texte de Derrida: «Le «questionner» ne fait pas à lui seul une éthique de la pensée, car la question est ici elle-même en question»; «le devoir est plus simplement, plus pauvrement, de garder la question, comme question» (Nancy, 2013, 170).
Il ne s’agissait donc pas de la theoria [théorie] comme arké [principe] et comme telos [fin] de la praxis, si la question gardée ne peut précisément que couper court à la theoria. Il s’agit de l’envers, de l’entame ou de la fin de l’éthique aristotélicienne, et sans doute aussi d’un déplacement, d’un déportement du motif heideggerien de la pensée comme faire ou comme agir. La philosophie doit se garder en se perdant, mais ce qui pourrait être – et ce qui sera toujours, en effet, nécessairement, inévitablement, dans le discours de Derrida comme dans un autre – un calcul économique, se déborde à nouveau: car en gardant la question il s’agit de garder la possibilité que la philosophie ne soit plus. La philosophie doit garder sa fin, elle doit garder son être-fini dans l’à-venir de la question. (Nancy, 2013, 171)
4 Les conséquences politiques de la pensée éthique de Derrida
Il y a une éthique dans la philosophie du «jeune» Derrida, dont on a dégagé trois éléments centraux: l’altérité, le devoir, la question. La critique de l’humanisme chez Sartre et Heidegger a laissé entrevoir un champ pré-éthique dans sa philosophie, marqué par l’affirmation de la responsabilité envers l’autre. Le combat contre l’onto-théo-téléologie vise la transcendance dans l’autre. La critique de l’humanisme porte l’idée d’un nouvel humanisme, qui ne soit plus centré dans la figure de l’homme, mais qui s’élargit en direction de tout étant (comme dans le livre L’animal que donc je suis - 2006). Ainsi, le «nous», en surpassant les déterminations onto-théo-téléogique (ou du moins, en les rendant à chaque fois plus consciente d’elles mêmes), peut être défini à partir d’une autre instance que le «nous» habituel: les liens familliaux ou amicaux, de classe sociale, par des identités nationales, couleur de peau ou croyance religieuse.
L’éthique est, donc, comme le pense Crépon (2008), inséparable de la politique chez Derrida. Crépon, dans Vivre avec, défend l’existence, chez Derrida, d’une «politique de l’éthique» (Crépon, 2008, 161). Cette pensée est inséparable de la question pour l’avenir de la démocratie20. La démocratie est un régime ambigu: d’un côté, il y a les oligarchies qui détiennent le pouvoir et les richesses et qui ont le contrôle de l’État. De l’autre côté, si ces oligarchies veulent préserver l’apparence de démocratie, le peuple est censé pouvoir la contester à partir de plusieurs moyens, au nom de la justice ou de l’égalité.
Dans les mots de Ramond:
La déconstruction ne reste pas à l’écart de la politique, tout au contraire: «pas de déconstruction sans démocratie, pas de démocratie sans déconstruction» (Voyous,p.130); «La déconstruction, si quelque chose de tel existait, cela resterait à mes yeux, avant tout, un rationalisme inconditionnel qui ne renonce jamais, précisément au nom des Lumières à venir, dans l’espace à ouvrir d’une démocratie à venir, à suspendre de façon argumentée, discutée, rationnelle, toutes les conditions, les hypothèses, les conventions et les présuppositions, à critiquer inconditionnellement toutes les conditionnalités (...)» (ibid., p.197). La déconstruction dit à la fois le rapport paradoxal (critique) que la démocratie entretient avec elle-même et le type d’interventions (prudentes, singulières, toujours contextualisées, jamais acquises d’avance) de Derrida concernant les questions politiques (Ramond, 2007, 144).
Ainsi, cette éthique qui s’annonce depuis les premiers écrits de Derrida est indissociable d’une politique, d’un questionnement permanent à propos de la démocratie, et de l’hypothèse d’une démocratie à venir. Cet impératif – penser la démocratie, dont la base est toujours l’autre – est présent, par exemple, dans Du droit à la philosophie (1990):
(…) au nom d'une démocratie toujours à venir comme la possibilité de cette «pensée», interroger sans relâche la démocratie de fait, critiquer ses déterminations actuelles, analyser sa généalogie philosophique, la déconstruire enfin : au nom de la démocratie dont l'être à venir n'est pas simplement le lendemain ou le futur, plutôt une promesse d'événement et l'événement d'une promesse. Un événement et une promesse qui constituent le démocratique: non pas présentement mais dans un ici-maintenant dont la singularité ne signifie pas la présence ou la présence à soi (Derrida, 1990, 70).
Bernado écrit à propos de la position politique de Derrida:
Une pensée en retrait du politique qui, malgré l’apolitisme inhérent à son hyper-radicalité – et apolitisme juste par rapport au concept traditionnel et toujours encore dominant du politique! –, a d’elle-même non seulement une bien singulière portée «politico-démocratique», autrement dit politico-démocratique, comme (elle) aspire et appelle à une autre politique: à une autre conception et définition du politique et de la démocratie. De même que de la révolution. Une pensée irrédentiste qui porte d’elle-même une révolution dans la pensée du politique, de la démocratie et même de la révolution et qui, au-delà de tous les partages périmés, ne peut pourtant pas ne pas résonner que comme foncièrement et nécessairement «de gauche» (Bernardo, 2001, 167).
Mas que doit-on comprendre par démocratie à venir? Quelles sont les aspirations de cette autre politique? Derrida présente avec détail, dans le passage qui suit de Autre cap (1991), l’articulation entre le devoir et la démocratie à venir:
Ce devoir dicte aussi d’ouvrir l’Europe, depuis le cap qui se divise parce qu’il est aussi un rivage: de l’ouvrir sur ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais l’Europe.
Le même devoir dicte aussi non seulement d’accuiellir l’étranger pour l’intégrer, mais aussi pour reconnaître et accepter son altérité: deux concepts de l’hospitalité qui divisent aujourd’hui notre conscience européenne et nationale.
Le même devoir dicte de critiquer («en-théorie-et-en-pratique», inlassablement) un dogmatisme totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l’héritage européen, mais aussi de critiquer une religion du capital qui installe son dogmatisme sous des nouveaux visages qui nous devons aussi apprendre à identifier et c’est l’avenir même, il n’y en aura pas autrement.
Le même devoir dicte d’assumer l’héritage européen, et uniquement européen, d’une idée de la démocratie, mais aussi de reconnaître que celle-ci, comme celle du droit internacional, n’est jamais donnée, que son statut n’est même pas celui d’une idée régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir: non pas qui arrivera certainement demain, non pas la démocratie (nationale et internationale, étatique ou trans-étatique) future, mais une démocratie qui doit avoir la structure de la promesse – et donc la mémoire de ce qui porte l’avenir ici maintenant.
Le même devoir dicte de respecter la différence, l’idiome, la minorité, la singularité, mais aussi l’universalité du droit formel, le désir de traduction, l’accord et l’univocité, la loi de la majorité, l’opposition au racisme, au nationalisme, à la xénophobie (Derrida; 1991, 75).
Ouverture des frontières, hospitalité avec l’étranger, reconnaissance de l’altérité, respect des différences: l’éthique porte déjà une politique. La déconstruction de l'humanisme est à la fois l'ouverture d'une éthique à venir, inséparable d'une pensée du politique. Une alliance qui reste encore à explorer.
5 Conclusion: un humanisme à venir?
Derrida reprend, dans De l’esprit. Heidegger et la question (1987), le questionnement de Heidegger sur la réduction biologique21 que la définition de l’homme a subi (Derrida, 1987, 76). En défiant le spécisme de l’humanisme traditionnel (centré sur l’homo sapiens sapiens), Derrida propose des notions liées à l’impossible pour l’homme, comme l’hospitalité, le pardon et le don qui sont inconditionnels. Ainsi, on ne peut pas croire que l’humanisme chez Derrida soit une répétition diferenciée de la détermination du propre de l’homme. Ses bords ne sont pas delimités de façon fixe, mais se produisent dans le déplacement continu des déterminations, en empechant sa cristalisation. La déconstruction est, simultanément, un geste anarchique qui atteind l’arkhé, et une distension des limites, en direction de l’impensé. Cette critique à l’humanisme fait trembler les narratifs sur l’humanité de l’homme disseminés par la philosophie et quelques religions.
Tout au long de l’histoire, la définition de l’homme a produit des marges. Les barbares, les femmes, les noirs, les indigènes, les enfants, les fous ont subi les conséquences de cette conceptualisation excluante, phalocentrique et colonisatrice. L’inhumain et l’au-délà de l’homme forcent ces définitions, comme on a vu chez Nietzsche ou chez Foucault. Le concept de souveraineté (le Je, le sujet, le sujet-citoyen, la conscience, l’État – comme écrit Bernardo (2001,337)) est un concept-clé pour comprendre la question de l’humanisme chez Derrida. La crise migratoire, la construction de murs qui visent à empêcher l’entrée de migrants et le non-respect de ses droits22 (comme la Déclaration des droits de l’homme ou La convention de Génèvre, suplantées de manière recurrantes par les legislations nationales), nous font penser que la figure de l’expatrié, de l’apatride, du refugié, de l’exilé, c’est-à-dire, de l’étranger, réinstaure la notion de marges dans l’humanité contemporaine. Dans Adieu à Emmanuel Lévinas (1997), Derrida propose une notion de citoyenneté qui n’a plus comme marque les États Nationaux, avec la création d’un réseau de villes-refuges23 (idée presentée dans le livre Cosmopolites de tous le pays, encore un effort! - 1997) qui ne seraient pas sousmises aux souverainetés nationales. En prenant les mots de Lévinas (qui a écrit – L’humanisme de l’autre homme, 1972), Derrida mentionne un «humanisme ou un humanitarisme des villes-refuges» (1997 (1), 186)..
En plus de la déconstruction du concept de souveraineté, Derrida développe les concepts de spectre et de trace. Selon Derrida, le spectre est une «incorporation paradoxale, quelque «chose» qu’il reste dificile à nommer: ni âme ni corps, et l’une et l’autre» (1993, 25). Le spectre défie la logique de la présence et de l'identification, en résistant à l’ontologisation (Bagarce, 2016-2017, 204). La spectrologie, science des spectres, fait un pas hors de la métaphysique de la présence: elle englobe l’ontologie, car elle considère la virtualité comme condition de toute actualisation – à travers une différence qui n’est jamais entièrement prèsente, la trace (Neto, 2015, 119). Ce dernier n’est pas une substance, mais un processus qui s’altère en permanence. La trace peut toujours être effacée, oubliée, autrement, son récouvrement par le signifiant est une caractèristique du logocentrisme.
La trace est toujours trace finie d’un être fini. Elle peut donc elle-même disparaître. Une trace ineffaçable n’est pas une trace. La trace inscrit en elle-même sa propre précarité, sa vulnetrabilité de cedre, sa mortalité. J’ai essayé de tirer toutes les conséquences possibles de cette axiome très simples, au fond. Et de le faire au-délà ou déça d’une anthropologie et même d’une ontologie ou d’une analytique existentielle. Ce que je dis de la trace et de la mort vaut pour tout «vivant», pour les «animaux» et les «hommes»24.
Ces notions – spectre, trace – secouent une certaine conception de la souveraineté, en déstabilisant les oppositions qui la soutiennent (être/non-être; présence/absence; vie/mort; je/l’autre, conscient/inconscient) et qui sont fondamentales pour l’humanisme onto-théo-téléologique. Malgré sa critique à cet humanisme, Derrida annonce dans L’université sans condition (2001), la nécessité de réélaborer l’humanisme dans les Humanités:
Les nouvelles Humanités traiteraient de l'histoire de l'homme, de l'idée de l'homme, de la figure et du «propre de l'homme». Elles le feraient depuis une série non finie d'oppositions par laquelle l'homme se détermine, en particulier l'opposition traditionnelle du vivant dit humain et du vivant dit animal. J'oserai prétendre, sans pouvoir le démontrer ici, qu'aucun des concepts traditionnels du «propre de l'homme», et donc de ce qu'on lui oppose, ne résiste à une analyse scientifique et déconstructive conséquente (Derrida, 2001, 68).
On s’apperçoit, alors, d’un certaine coexistence – entre la critique sans concession à l’humanisme et l’appel pour un autre humanisme25 dans les humanités, pour une autre pensée de l’homme:
Dans cet horizon, on n’est plus sûr de qu’est-ce que veut dire le mot homme. Il existe une histoire du concept de l’homme, et il faut s’interroger sur cette histoire: d’où vient le concept de l’homme, comme l’homme lui-même pense ce qui est propre de l’homme? (…) Mais ça ne veut pas dire être contre l’homme. On accuse souvant la déconstruction, quand elle pose des questions sur l’histoire du concept de l’homme, d’être inhumaine, déshumaine, contre l’humanisme. Je n’ai rien contre l’humanisme, mais je me réserve le droit d’interroger quant à l’histoire, à la génealogie et à la figure de l’homme, quant au concept du propre de l’homme. (…) Ainsi, je crois que le concept de l’homme doit être entièrement repensé. (…) De cette façon, la stratègie est très compliquée: on doit se réserver le droit d’interroger quant à la génealogie du concept de l’homme sans pourtant faire de cette question une arme déstructive par rapport à l’humanisme, aux droits de l’homme, au concept de crime contre l’humanité. (…) On peut, de cette façon, poser des question quant à l’histoire du concept de l’homme et, en suite, contribuer dans l’élaboration du progrès du droit de l’homme26.
L’humanisme chez Derrida designe, d’un côté, plusieurs tendances – l’humanisme athée, existencialiste, intelectualiste, espiritualiste, techno-démocratique… et, d’un autre côté, une sorte de conquête, principalement dans le champ du droit. L’humanisme est une cible, mais, à la fois, il n’est pas stratégique d’abandonner la perspective qu’il introduit: Derrida propose une mise en question de ses concepts, de ses préssuposés, de ses intentions. Il ne s’agit pas de clôturer une tradition qui continue à informer des pratiques sociales (comme le droit), de cibler de l’éxterieur l'édifice, mais de l’habiter, d’explorer l’ensemble de significations qu’il offre, de disseminer d’autres aspects, perspectives, traces, autres concepts, et une série d’opérations que la déconstruction proportionne.
Tendue vers l’au-délà de l’homme, la philosophie de Derrida serait incompatible avec l’affirmation d’un autre humanisme? Il ne s’agit certainement pas de «l’humanisme édifiant ou dogmatique» qui ne comprend pas «ce qui excède la mesure humaine» (Derrida, 1994, 326), mais d’un humanisme disposé à retracer continuellement ses limites.
Dans le sens d’explorer la critique de Derrida à l’humanisme onto-théologique, Souza écrit:
On peut dire qu’une importante tendance de la philosophie française contemporaine, de Foucault à Lacan, en passant par Derrida, Lyotard et Althusser, a choisi la question de l’anti-humanisme comme thème, car, dans toutes ces pensées, ce qu’on vérifie est une conviction dans l’autonomie du sujet comme une ilusion. Cependant, malgré le fait que la valorisation de l’homme, en tant que tel, ai été considerée, par cette génération, comme quelque chose à denoncé, cette opposition à l’humanisme ne signifie pas qu’il ai eu dans le projet de ces pensées une défense de la barbarie ou une affirmation de l’inhumain. À cause de ses effets ménaçants pour l’homme, l’humanisme moderne a fini par apparaître comme le supposé «enemi» de cette tendance dans la pensée française contemporaine. Et ça parce que, d’après ce courant, qui radicalise la position de Heidegger, selon lequel sa pensée ne peut plus être consideré comme un humanisme, dans la mesure où celui-ci correspond à la physionomie moderne de la métaphysique comme métaphysique de la subjectivité, l’humanisme dans la philosophie moderne, apparamment émancipateur et défenseur de la dignité humanaine, a fini pour se transformer dans son contraire, quand il dévient complice ou cause de l’opréssion. (Souza, 2002, 103)
Ces affirmations, qui effectivement renvoient à la pensée de Derrida, peuvent être, à notre avis, un peu relativisées. Comme on a vu (note 25), Derrida présente l’antihumanisme comme un «slogan», auquel il ne souscrit pas27. Il insiste aussi sur la non-opposition entre la déconstruction et l’humanisme (dans l’entretien au journal Folha de São Paulo), même si elle interroge ses concepts, particulièrement celui de l’homme. En plus, la critique à la métaphysique moderne de la subjectivité et la déconstruction de la souveraineté ne passent pas par une destruction du sujet ou par une désubjectivation permanente, mas par une déconstruction et une réinscription du «sujet» qui appelent un humanisme à venir.
L’investigation autour de l’inhumain est, pour Évelyne Grossman, un moyen d’«intégrer» à chaque fois ce qui dépasse les frontières de l’humain et de déstabiliser les hierarchies traditionnelles (entre l’homme et l’animal28, par exemple). Il ne s’agit pas, ici, de l’antihumanisme ou de post-humanisme (car elle défend l’intégration du dehors dans um champ – celui de l’humanisme – et sa déstabilisation, au lieu de sa déstruction ou dépassement), mais d’un redéfinition et multiplication de frontières entre l’humanisme et son dehors, ses marges.
Une part au moins des réflexions de Derrida sur les bords, les limites, les partages et passages de frontières (réflexion indissociablement philosophique, éthique et politique) s'ancre dans ce questionnement des frontières inhumaines de l'homme. La déconstruction ce serait aussi cela: l'exploration des frontières instables, défigurées de la langue, mais aussi celles de notre inquiétante proximité à l'animalité. (…) Il n'y a donc pas de limite simple entre l'homme et l'animal, l'humain et l'inhumain mais une multiplicité de frontières et de structures hétérogènes de vivants, ou encore des «rapports d'organisation et d'inorganisation entre des règnes de plus en plus difficiles à dissocier» (Grossman; 2010, 55).
Alain Renaut (2009) considère que la pensée de Derrida est un humanisme de l’altérité29, expression ou formule qui signifierait qu’à partir de l’affirmation du genre humain, affirmation constitutive à l’humanisme, il y aurait une dynamique de différentiation qui ne défait pas cette unité. L’humanisme repose sur un universalisme déconstruit ou critique, en s’éloignant du post-humanisme.
Ainsi, la pensée éthique et politque chez Derrida, s’ouvre à un humanisme à venir, où nous avons essayé de délimiter quelques caracteristiques et opérations. En problématisant l’existence d’un autre humanisme chez Derrida, nous avons voulu montrer que la déconstruction, c'est-à-dire, le re-penser de ce que le philosophe nomme la tradition carno-phalo-logocentrique n'est autre chose qu'un re-penser de l’«humanité de l’homme» dans la promesse d’un «vivre-ensemble», au-délà des humanismes, des antihumanismes, des post-humanismes et des transhumanismes.
Bibliographie
Arendt, H. (1982) Les origines du totalitarisme. Paris, Fayard.
Bagarce, G. (2016-2017) «Algunas reflexiones en el pensamiento de Jacques Derrida». Convivium, 29/30.
Bernardo, F. (2001) «A ética da hospitalidade ou o porvir do cosmopolitismo por vir». Revista Filosófica de Coimbra, 10, 20.
_______ (2011) «L’héritage d’une promesse – la démocratie à venir de Jacques Derrida». Escritura e imagens, 165-188.
________ (2008) «Lévinas e Derrida. «Um contato no coração de um quiasma»». Revista Filosófica de Coimbra, 33.
Bulnois, O. (1999) «Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique». Revue philosophoire, 3, 9; 27-55.
Cabestan, P. (2015) «Phénoménologie, anthropologie. Husserl, Heidegger, Sartre». Alter, revue de phénoménologie, 23, 226-242.
________ (2007) «Spectres de Freud: Derrida et la psychanalyse». Revue de métaphysique et de morale, 1.
Cragnolini, M. (2007) Derrida, un pensador del resto. Buenos Aires, La Cebra.
Critchley, S. (1999) The ethics of deconstruction: Derrida and Lévinas. Edinburgh, Edinburgh university press.
Crépon, M. (2008) Vivre avec, la pensée de la mort et la mémoire des guerres. Paris, Hermann.
Derrida, J. (1967) L’écriture et la différence. Paris, Seuil (1).
________ (1967) De la grammatologie. Paris, Minuit (2).
________ (1967) La voix et le phénomène. Paris, PUF (3).
________ (1972) Marges de la philosophie. Paris, Minuit.
________ (1987)De l’esprit. Heidegger et la question. Paris, Galilée.
________ (1990) Du droit à la philosophie. Paris, Galilée.
________ (1991) Autre cap. Paris, Minuit.
________ (1992) Points de suspension. Paris, Galilée.
________ (1997) Cosmopolites de tous les pays, encore un effort! Paris, Galilée.
________ (1997) Adieu à Emmanuel Lévinas. Paris, Galilée. (1)
________ (2001) L’université sans condition. Paris, Galilée.
_________ (2003) Voyous. Paris, Galilée.
________ (2005) D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Paris, Galilée.
________ (2005) Force de loi. Paris, Galilée. (1)
________ (2006) L’animal que donc je suis. Paris, Galilée.
________ (2014) Positions. Paris, Minuit.
Critchley, S. (1999) The ethics of deconstruction. Edinbourgh, Edinbourgh University Press.
Ferry, L., Renault, A. (2013) «La question de l’éthique après Heidegger», dans Lacoue-Labarthe, P, Nancy, J-L (éds). Les fins de l’homme: à partir du travail de Jacques Derrida. Paris, Hermann, 23-54.
Foucault, M. (1966) Les mots et les choses. Paris, Gallimard.
Fuh, S. (2003) «Derrida and the problems of ethics». Concentric: Studies in englise literature and linguistics, 1, 1-22.
Guala, C. (2008) Éthique et politique dans l’oeuvre de Jacques Derrida (thèse). Université Paris VIII/ Université du Chile.
Grossman, E. (2010) «Modernes déhumanités». Alea; 12, 1, 47-57.
Hägglund, M. (2008) Radical atheism. Derrida and the time of life. California, Stanford university press.
Heidegger, M. (1957) Lettre sur l’humanisme. Paris, Aubier.
________ (1990) Qu’est-ce que la métaphysique? Paris, Gallimard.
Kant, E. (1993) Anthropologie du point de vue pragmatique. Paris, Flammarion.
__________ (2007) Logique. Paris, Vrin.
Nancy, J-L. (2013) «La voix libre de l’homme», dans Lacoue-Labarthe, P., Nancy, J-L (éds) Les fins de l’homme: à partir du travail de Jacques Derrida. Paris, Hermann, 163-184.
Llored, P. (2012) Jacques Derrida. Politique et éthique de l’animalité. Mons, Sils Maria.
Nault, F. (2005) «L’éthique de la déconstruction, «comme si c’était possible...». Revue d’éthique et de théologie morale, 2, 234, p.9-45.
Neto, M. (2015) «A estranha instituição da literatura no multiverso dos espectros». Alea, 17, 1.
__________ (2013) «A escritura da natureza: Derrida e o materialismo experimental» (thèse). Porto Alegre, PUC.
Nietzsche, F. (1903) Ainsi parlait Zarathoustra, un livre pour tous et pour personne. Paris, Mercure de France.
Norris, C. (1992) Uncritical Theory : Postmodernism, Intellectuals & the Gulf War. Amherst, University of Massachusetts Press.
Raffoul, François. (2007) «Derrida et l’éthique de l’impossible». Revue de métaphysique et morale, 1, 53, 73-88.
Ramond, C. (2007) «Présentation. Politique et déconstruction». Cités, 30, 11-16.
__________ (2007) «Derrida. Élements d’un lexique politique». Cités, 30, 143-151.
Renaut, A. (2009) Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités. Paris, Flammarion.
Sartre, J-P. (1945) L’existencialisme est un humanisme. Paris, Gallimard/Folio.
Souza, F. (2002) «Déconstructions de l’humanisme, Foucault et Derrida», dans Duque-Estrada, P. (dir.), As margens: a propósito de Jacques Derrida. Rio de Janeiro/São Paulo, PUC/Loyola, 103-116. Vischer, L. (1995) «Un débat sur l’humanisme, Heidegger et E. Grassi». Revue philosophique de Louvain, 93, 3.
1 «Et voilà qu'en ce Pli la philosophie s’est endormir d'un sommeil nouveau: non plus celui du Dogmatisme, mais celui de l'Anthropologie. Toute connaissance empirique, pourvu qu'elle concerne l'homme, vaut comme champ philosophique possible, où doit se découvrir le fondement de la connaissance, la définition de ses limites et finalement la vérité de toute vérité. (…) L'anthropologie constitue peut-être la disposition fondamentale qui a commandé et conduit la pensée philosophique depuis Kant jusqu'à nous». (Foucault, 1966, 353)
2 Derrida écrit, par exemple, que «toute mise en question de l'humanisme qui ne rejoint pas d'abord la radicalité archéologique des questions esquissées par Heidegger et qui ne déploie pas les indications qu'il donne sur la genèse du concept et de la valeur d'«homme» (reprise de la paideia grecque dans la culture romaine, christianisation de l'humanitas latine, renaissance de l'hellénisme au XIVe et au XVIIIe siècles, etc.), toute position méta-humaniste qui ne se tient pas dans l'ouverture de ces questions reste historiquement régionale, périodique et périphérique, juridiquement secondaire et dépendante, quelque intérêt et quelque nécessité qu'elle puisse d'ailleurs garder comme telle» (Derrida, 1972,153).
3 Derrida transforme l’ontothéologie heideggérienne dans une onto-théo-téléologie. L’histoire du concept ontothéologie revient à Kant, pour désigner la preuve ontologique dans la dialectique transcendantale. «Kant fait de l’ontothéologie la vérité inéluctable de la métaphysique, désignant par là son couronnement par un idéal transcendantal, la preuve ontologique étant alors ce qui prétend achever l’unité systématique de l’ontologie» (Boulnois, 1999). Chez Heidegger, l’ontothéologie articule une série de concepts dont nous ne pouvons pas exposer ici. En termes généraux, l’ontothéologie désigne une interprétation de l’être comme Dieu: «L’être compris spéculativement, en tant que médiation, est l’unité qui assume toute particularité et surmonte toute contradiction. Il est le cœur logique de l’absolu» (idem). Le «théo» ne signifie pas une relation directe avec la théologie comme discipline, mais indique que la logique est théologique. Heidegger, dans Qu’est-ce que la métaphysique (1929), explique le sens de cette métaphysique onto-théo-téléogique et fait sa généalogie: «Précisément parce qu’elle porte à la représentation de l’étant en tant qu’étant, la métaphysique est en soi, de cette façon double et une, la vérité de l’étant dans sa généralité et son plus haut sommet. Elle est, selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie. (…) Le caractère ontothéologique de l’ontologie ne tient donc pas au fait que la métaphysique grecque fut plus tard assumée par la théologie d’église du Christianisme et transformée par elle. Il tient plutôt à la manière dont l’étant, dès l’origine, s’est dé-celé en tant qu’étant. C’est ce décèlement de l’étant qui a d’abord rendu possible que la théologie chrétienne s’empare de la philosophie grecque pour son profit ou pour sa perte, les théologiens en décideront» (Heidegger, 1990, 42).
4 «Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite (...) se ramène aux questions suivantes: 1) Que puis-je savoir? 2) Que dois-je faire? 3) Que m’est-il permis d’espérer? 4) Qu’est-ce que l’homme? À la première question répond la métaphysique, à la seconde la morale, à la troisième la religion, à la quatrième l’anthropologie. Mas au fond, on pourrait tout ramener à l’anthropologie, puisque les trois premières questions se rapportent à la dernière» (Kant 2007, 25).
5 Il faut reconnaître que cet ébranlement n’est pas suffisant pour Derrida, une fois que la philosophie le formule, même si elle considère le dehors comme le négatif. Dans Marges de la philosophie (1972), on lit que «la marge se tient dedans et dehors», mais «la philosophie le dit aussi: dedans parce que le discours philosophique, entend connaître et maîtriser sa marge, définir la ligne, cadrer la page, l’envelopper dans son volume. Dehors parce que la marge, sa marge, son dehors sont vides, sont dehors: négatif dont il n’y aurait rien à faire, négatif sans effet dans le texte ou négatif travaillant au service du sens (…). On n’aura rien dit, en tout cas rien fait en déclarant «contre» la philosophie ou «de» la philosophie que sa marge est dedans ou dehors, dedans et dehors, à la fois l’inégalité de ses espacements internes et la régularité de sa bordure. Il faudrait à la fois, par des analyses conceptuelles rigoureuses, philosophiquement intraitables, et par l’inscription de marques qui n’appartiennent plus à l’espace philosophique, pas même au voisinage de son autre, déplacer le cadrage, par la philosophie, de ses propres types. Écrire autrement» (Derrida, 1972, 20) Nous verrons que cet ébranlement n’est pas suffisant parce qu’il ne prévoit pas encore un devoir et une responsabilité envers l’autre.
6 Le Dasein n’est pas le sujet transcendantal de Sartre qui regarde la série de perspectives dans laquelle l’objet transcendant et le sujet empirique s’insèrent, mais il est la propre ouverture vers l’ouvert (l’Être) et c’est pour ça que les définitions habituellement attribuées à l’homme ne le déterminent pas.
7 Voir par exemple ce passage de Sartre: «L'existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine» (Sartre, 1945, 29). Derrida défend l’idée que même dans son athéisme, la structure de la pensée théologique habite la pensée sartrienne, dans la mesure où l’homme vient, d’une certaine façon, occuper la place de Dieu, dès lors qu’il ne peut pas être défini par aucun concept.
8 «Aussi différentes que soient ces variétés de l’humanisme par le but et le fondement, le mode et les moyens de réalisation, ou par la forme de la doctrine, elles tombent pourtant d’accord sur ce point que l’humanitas de l’homo humanus est déterminée à partir d’une interprétation déjà fixe de la nature, de l’histoire, du monde, du fondement du monde, c’est-à-dire de l’étant dans sa totalité. Tout humanisme se fonde sur une métaphysique ou s’en fait lui-même le fondement. Toute détermination de l’essence de l’homme qui présuppose déjà, qu’elle le sache ou non, l’interprétation de l’étant sans poser la question portant sur la vérité de l’Etre, est métaphysique. C’est pourquoi, si l’on considère la manière dont est déterminée - l’essence de l’homme, le propre de toute métaphysique se révèle en ce qu’elle est «humaniste». De la même façon, tout humanisme. reste métaphysique. Non seulement l’humanisme, dans sa détermination de l’humanité de l’homme, ne pose pas la question de la relation de l’Etre à l’ essence de l’homme, mais il empêche même de la poser, en ne la connaissant ni la comprenant, pour cette raison qu’il a son origine dans la métaphysique» (Heidegger, 1957, 77).
9 «En ce sens, la pensée qui s’ exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’ homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. La grandeur essentielle de l’homme ne repose assurément pas en ce qu’il est la substance de l’étant comme «sujet» de celui-ci (...). L’homme est bien plutôt «jeté» par l’Etre lui-même dans la vérité de l’Etre (..)» (Heidegger, 1957, 87).
10 Derrida avait déjà insisté, dans D’une économie restreinte à une économie générale (1967), sur la tâche d’une réduction du sens contre la réduction au sens husserlien: «Il faudrait plutôt parler d’une épochè de l’époque du sens; d’une mise entre parenthèses – écrite – suspendant l’époque du sens: le contraire d’une épochè phénoménologique; celle-ci se conduit au nom et en vue du sens. C’est une réduction nous repliant vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de cette réduction: non pas une réduction au sens, mais réduction du sens» (Derrida, 1967 (1), 393).
11 «Dois-je rappeler que ce contre quoi, dès les premiers textes que j'ai publiés, j'ai essayé de systématiser la critique déconstructrice, c'est précisément l'autorité du sens, comme signifié transcendantal ou comme telos, autrement dit de l'histoire déterminée en dernière instance comme histoire du sens, l'histoire dans sa représentation logocentrique, métaphysique, idéaliste (...) et jusque dans les marques complexes qu'elle a pu laisser dans le discours heideggerien?» (Derrida, 2014, 67).
12 Pour Critchley, la réception de Derrida dans le monde de langue anglaise a été marqué par un oublie de la question éthique. Elle caractérise deux vagues de réception: celle de l’école de Yale, composée par des critiques littéraires (Harold Bloom, Hillis Millers, Paul de Man, Geoffrey Hartman) qui ont publié ensemble, en 1979, Deconstruction and criticism, livre fondamental pour l’histoire de la réception de l’oeuvre de Derrida. La deuxième vague est celle marquée par la réception philosophique de la déconstruction par Rodolphe Gasché, Irene Harvey, John Llewelyn et Christopher Norris. Le problème de ces deux vagues est que: «Ils oublient ou relèguent l'importance de la relation entre l'éthique et la lecture déconstructive» (Critchley, 1999, 2).
13 Comme, par exemple, dans ce passage: «Il y a sans doute bien des raisons pour lesquelles la majorité des textes hâtivement identifiés comme «déconstructionnistes» semblent, je dis bien semblent, ne pas placer le thème de la justice, comme thème, justement, en leur centre, ni même celui de l’éthique ou de la politique. Naturellement ce n’est qu’une apparence» (Derrida, 2005, 21).
14 Nault considère comme exemples de cette manifestation des lecteurs en direction d’un questionnement éthique: Guibal, F. (2004) «Lettre à Jacques Derrida». Penser à Strasbourg, Paris, Galilée; Borradori, G. (2004) «La déconstruction du concept de terrorisme selon Derrida». Le «concept» du 11 septembre, Paris, Galilée; Caputo, J. (1988) «Beyond Aestheticism: Derrida’s responsible anarchy; continental philosophy and the question of ethics». Research in Phenomenology, 18, 59-73; Olivier, D. (2001) «L’espace de la philosophie, note sur l’itinéraire philosophique de Jacques Derrida ». Études phénoménologiques, 17, 33-34, 197-207.
15 Derrida écrit: «L’événement de ce «Viens» précède et appelle l’événement. Il serait ce à partir de quoi il y a de l’événement, le venir, l’à-venir de l’événement, qu’on ne peut pas penser sous la catégorie donnée d’événement. «Viens» m’a paru en appeler au «lieu» (mais le mot lieu devient ici trop énigmatique) disons au lieu, au temps et à l’avènement de ce qui dans l’apocalyptique en général ne se laissait plus contenir simplement par la philosophie, la métaphysique, l’onto-eschato-théologie et par toutes les lectures qu’elle a proposées de l’apocalyptique» (Derrida, 2005, 91)
16 À propos de cette relation et de la détermination de l’inconscient comme altérité radicale, Cabestan écrit: «une telle lecture [la lecture derridienne de Freud] est loin d’être sans bénéfice pour la psychanalyse elle-même. Elle permet à Derrida, à rebours d’une interprétation physicanaliste ou chosiste de l’inconscient, dictée par la dominance de l’étant et de l’étantité comme présence, de saisir l’inconscient freudien dans son altérité radicale à tout mode possible de présence. En effet, parce qu’il ne saurait se présenter en personne, l’inconscient n’est pas «une présence à soi cachée, virtuelle, potentielle». Au contraire, l’inconscient pour Derrida se diffère. Ce qui signifie à la fois qu’il se tisse de différences, et qu’il envoie ou délègue des mandataires sans pour autant que – soulignons-le – le mandant (l’inconscient) «existe», soit présent quelque part et puisse devenir conscient. En ce sens, […], l’inconscient n’est pas plus une «chose» qu’autre chose, pas plus une chose qu’une conscience virtuelle ou masquée» (Cabestan, 2007, 61-71).
17 Les présupposés qui orientent l’éthique ne sont pas naturalisés (nous rencontrons ici une question semblable à celle de Lévi-Strauss en relation à l’inceste: comment une prohibition peut-elle être naturelle? S’il y a une prohibition c’est par ce qu’il y avait avant la practique de ce que la loi interdit. De la même façon comment peut-il y avoir une loi universelle, quelque chose comme une éthique? À partir de quoi – la violence, la «justice», par exemple - est-elle devenue possible et applicable?
18 À propos de cette relation, Bernardo écrit: «Que peut cette conjonction [Lévinas et Derrida], qu’est-ce que ce et peut nous donner à écouter, sinon même à penser, à nous lecteurs et lectrices et de Levinas et de Derrida - et ... et, c’est-à-dire, immédiatement endetté envers eux – de la singularité de la relation existante entre Lévinas et Derrida? Parmi la pensée d'Emmanuel Lévinas (une pensée de l'infini, du «tout autre», de «l'éthique», de «l'intrigue éthique», plus précisément, en un mot, de la «sainteté» (kaddosh) ou de la «séparation») et la pensée de Derrida - une pensée de l'impossible, de l'inconditionnalité, de l'interruption, de «l'interruption ininterrompue» plus précisément, c'est-à-dire du tout autre, de l’événement ou de la singularité? (...) une relation d'amitié et personnelle et de pensée, ceci, n'a rien de banal! C'est avant «l'ordre» de l'exceptionnel, pour le dire dans l’orthographe de cet autre mot qui appartient, on le sait bien, au lexique philosophique d'Emmanuel Lévinas: un mot qui pointe déjà aux excès du hors-série et, donc du singulier - du absolument singulier. De l'absolument singulier ou du tout autre qui était, on le sait bien, la passion de la pensée de ces deux philosophes. Un hyper-radicalisme, «une sorte d'apologie de l'excès et de la déviance», dit Derrida, qui en témoigne dans l’autrement qu’être ou au-delà de l'essence d'Emmanuel Lévinas et dans l’aporétique pas au-delà de la déconstruction derridéenne qui suggérent l'hyperbole ou l'exorbitance d'une pensée dictée, magnétisée, déplacée et pliée à l'exception et à l'intangibilité /intouchabilité de l'autre, de l’absolument autre, séparée ou secrète» (Bernardo, 2008, 41).
19 «Or qui sommes-nous? Ici, ne l'oublions pas, nous sommes d'abord et seulement déterminés depuis l'ouverture à la question de l'être. Même si l'être doit nous être donné pour cela, nous ne sommes à ce point et ne savons de «nous» que cela, le pouvoir ou plutôt la possibilité de questionner, l'expérience du questionnement. (…). Or précisément cet étant que nous sommes, ce «nous» qui, au début de l'analytique existentiale, ne doit avoir d'autre nom que Da-sein, il n'est choisi comme étant exemplaire pour la question de l'être que depuis l'expérience de la question» (Derrida, 1987, 36).
20 Dans Voyous (2003), Derrida expose la difficulté de parler de démocratie puisqu’il serait impossible de lui donner un sens unique. Cela supposerait un consensus sur la signification du mot. Ainsi, la démocratie ne peut avoir ni concept, ni idée, ni essence car elle différerait toujours d’elle-même.
21 Patrick Llored explicite la critique de Derrida au biologisme, à travers la notion de souverainété: «La déconstruction refuse de réduire le politique ou le social et ce qu’elle nomme «la valeur de souveraineté» à une manifestation de force animale dont la zoologie nous donnerait la vérité interprétative. C’est au contraire en s’interdisant tout biologisme que l’on peut se donner les moyens de penser cette analogie profonde entre l’animalité zoologique et la souveraineté politique, dans la mesure où aucune interprétation zoologique ou biologique n’est capable d’expliquer le concept ou la valeur de souveraineté. La zoopolitique derridienne vise à faire reconnaître la spécificité radicale de la politique moderne, et ce en mettant au jour la violence propre à la souveraineté comme n’étant pas de type «animal» ou «bestial», c’est-à-dire comme étant irréductible à un modèle biologique» (Llored, 2012, 55).
22 Hanna Arendt, dans Les origines du totalitarisme (1951), résume la contradiction entre les droits humains et les souverainetés nationales, ce qui sera travaillé par Derrida: «Le duel secret entre l’État et la nation vint au grand jour dès la naissance de l’État-nation moderne, au moment où la Révolution française lia la Déclaration des droits de l’homme à la revendication de la souveraineté nationale. Les mêmes droits fondamentaux étaient en même temps proclamés comme l’héritage inaliénable de tous les êtres humains et comme l'héritage particulier de nations spécifiques» (Arendy, 1982, 182).
23 La ville-réfuge vise, selon Derrida, à renouveler le droit international, une innovation dans l'histoire du droit d'asile et du devoir de l'hospitalité, une nouvelle cosmopolitique (Derrida, 1997, 12). Les villes-refuges seraient autonomes, indépendants de l'État, autant que possible (Derrida, 1997, 13). Malgré le fait que sa destination première soit acueillir les écrivains persecutés, elles doivent aussi abriter «les étrangers en général, les migrants, les réfugiés, les déportés, les apatrides» (Derridq; 1997, 14), ainsi comme rémodeler les modalités d'appartenance de la ville à l’État (par exemple, la structure du droit international encore dominée par des règles de souveraineté étatique). Selon Bernardo, la des-ré-construction du cosmopolitisme est indissociable d'une «solidarité par inventer», pour effectuer «une mutation dans l'espace sócio- et géo-politique” (Bernardo, 2001, 337). Les villes-refuges sont «une traversée, vers une autre expérimentation du politique, du social, de l'humanitaire, du droit e du droit international à venir» (Bernardo, 2001, 338).
24 Derrida (2000) «Autrui est secret parce qu’il est autre» (entretien avec Antoine Spire). Le monde éducation, septembre, nº284.
25 «(…) De nihilisme, d'anti-humanisme… On connaît tous les slogans. J'essaie au contraire de définir la déconstruction comme une pensée de l'affirmation» (Derrida, 1992, 198).
26 Entretien avec Derrida. Journal «Folha de São Paulo», 27/05/2001, où il répond à la question: «Quel est encore le rôle de l’homme ou du valeur humain dans cet horizon des «déconstructions»?»
27 Aussi Neto considère Derrida comme une des voix de l’anti-humanisme français, mais admet qu’il serait meilleur «penser em termes de «déconstruction» de l’humain, et non de l’«anti-humanisme» (Neto, 2013, 61).
28 «Ce qu'ils [Blanchot, Artaud, Derrida, Deleuze] cherchent tous à inventer ou réinventer, c'est donc une idée de l'inhumanité de l'homme, au sens de la sortie des limites humaines, c'est-à-dire incluant aussi bien la part d'animalité que la part de divin, le risque de la folie, de la démesure, de la barbarie. L'inhumain c'est donc cela: la sortie des limites de la rationalité classique, la volonté d'intégrer ce qui «passe infiniment l'homme», comme disait Pascal (l'infini) mais aussi ce dont il se croyait irréductiblement séparé, ce à quoi il se pensait définitivement supérieur au sein de la hiérarchie des règnes que la vision classique avait établie» (Grossman, 2010, 49).
29 Les travaux suivants proposent aussi une approximation entre Derrida et l'humanisme: PETERS, M. (2019) «Derrida as a profound humaniste». Counterpoints, 323; PETERS, M. (2012) «Humanism, Derrida and the new humanities» dans Biesta, G. & Egea-Kuehne, D. (eds.), Derrida and Education, 209-231.
Comments